L'ennui, le vice et la vertu

L'ennui, le vice et la vertu

Thème Un moment d'égarement
Groupe d’écriture Les dissidents de la pleine lune.
Caractères Une pétée

Afin de ne pas finir taré, on a tous nos trucs.
Pour atteindre ma providence, j’insulte les gens. Par écrit.
En termes de détente, ça vaut un bon kapalabhati et comme l’épistolaire se perd, c’est mêler le vintage à la thérapie.

Pour que les paroles acides fusent, il suffit que je m’ennuie, que je m’ennuie beaucoup beaucoup.
Tinder, y’a rien de mieux.
J’attends le match, puis on se donne rendez-vous dans un bar, je lui fais coucou, trio de bisous et je commande une boisson fade, si possible avec quelques bulles qui se courent après.
Passées les premières modalités de présentation incluant timidité et sourires niais, je laisse parler en bougeant de la tête de temps en temps pour montrer que la conversation m’intéresse.
« Alors moi si, moi ça » que ça donne et je dis « Haa d’accord » en opinant du bonnet comme il faut.
Je prends un air sérieux, voire inquiet, et une olive venue avec ma lavasse que je croque et suçote en la faisant gambader d’un coin à l’autre de la bouche.
Pendant ce temps, mon esprit lui, il se fait la malle et je me mets à penser au dernier trou de balle qui m’a foutu une grosse colère belle rouge, couleur géranium du chalet.
J’aimerais lui écrire une phrase sadique « Sal enfant de Sodome, crains le futur, car tes jours sont comptés, et à rebours ! »
Mais comme par écrit, chaque mot peut être surinterprété et retourné contre son auteur pour le souiller pénalement, je me contente de :
« Mon bon Monsieur, j’espère que le torride de l’été vous a amené plus de bonheur que de torpeur ».
Rien ne vaut une bonne politesse en guise de méchanceté.
« Dernièrement, je me suis vu naitre l’âme d’un cuisinier » que je veux lui écrire, « si bien que la prochaine fois que je te croiserai, j’en ferai du clafoutis de ton cerveau à coup de caquelon ».
Mais à la place, j’édulcore mon verbe pour :
« L’idée de vous revoir lors d’une prochaine réunion m’emplit d’impatience. Que dis-je, la joie me transit au point d’en trépigner d’allégresse ».
À ce moment-là, mon plan blase m’interrompt « tu m’écoutes ? »
Zut, un geste de novice a dû me trahir, un signe bizarre de la tête, du genre diabolique avec le sourcil qui remonte.
« Ah oui oui je t’écoute » que je lui confirme, et combien que je l’écoute, je fais que ça, mes oreilles ont même enflé.
« Et t’en penses quoi ? » qu’elle me demande.
« Que ces histoires, ça fout la rage » je lui réponds.
« Tu trouves ? » elle reprend.
Bah forcément, quand t’as envie de défoncer un mec avec un caquelon, forcément la rage monte dans le groin et fait serrer les dents de derrière.
Je lui propose de laisser s’exprimer sa colère, parce qu’à tout retenir, un jour on explose… Déprime, boulimie, envie de se suicider, le cerveau va se mettre à pécloter comme 90% de la population de nos pays surdéveloppés.
À trop donner de bons conseils, elle me pose des milliards de questions, en me regardant avec des yeux brillants d’intérêt.
Comment si, et comment ça, et pourquoi ci et ça qu’elle me questionne en rafale, « Je sais pas » je lui dis.
Si on part dans ce genre de discussion, faut que je m’imbibe d’un truc qui me foudroie l’esprit et au passage le foie.
J’appelle le bonhomme en levant le doigt, lui dis « amène un truc qui pique, m’sieur », pis elle « pareil pour moi ».
Et merde, à peine commencée ma lettre dans la tête que voilà, tout est déjà fini.
« Et faut faire comment pour exprimer sa rage ? » qu’elle me demande.
J’en sais rien.
Je ne sais pas grand-chose, je fais comme tous les imposteurs de la planète, je parle avec de jolis mots, des concepts creux, mais au fond je ne suis qu’un puits d’inculture.
J’écris des pavés d’insultes et ça me détend, que je lui dis, mais d’autres hululent un coup dans la forêt ou lâchent un fil sur les boutons d’un ascenseur.
C’est dans la transgression que l’on se sent vivre et comme notre société n’est que règles, il est aisé de vivre comme un nabab du vice, lui dis-je en levant l’index.
Le bonhomme nous amène deux scotchs dans des verres tumblers (ce sont ces verres bas et lourds à Whisky).
« Et les p’tites olives ? » je lui demande.
En me regardant à peine il me répond « finissez déjà celles que vous avez devant le nez ».
Je grogne.
Mon petit doigt me dit qu’il pourrait finir sur ma longue liste des trous de balle, çuilà.
Elle, elle siphonne la liqueur, cul sec et sans retenue, sans même un clignement d’œil.
Elle repose le verre en le frappant sur la table et lâche un « haaaa » comme si ça l’avait désaltérée.
D’un coup elle se lève, attrape cette table qui sert de rempart à nos postillons mutuels et la retourne d’un geste bourru.
J’y comprends rien à son mouvement, les verres non plus, ils sautent comme des puces pour s’écraser comme des obus.
Et les olives, elles roulent partout, on aurait dit un sac de billes qu’un sal mioche aurait vidé sous nos pieds, juste pour nous emmerder.
« Tu te sens mieux ? » que je lui demande.
Oh que oui, elle s’avance vers moi et me tire par le t-shirt pour que je me lève, mais je reste assis, parce que tous ces évènements me dépassent.
À trop tirer, elle me le détend ce pauvre tissu, alors je grogne un autre coup. Elle se penche vers moi pour coller ses lèvres contre les miennes.
Avec nos haleines, j’en reste Scotché de pantoiserie au milieu de ce bazar.
Je veux lui dire « Woh minute papillonne », je suis un romantique moi, il faut le chauffer mon petit cœur de bimbo, faut me dire des mots doux et sucrés pour que je tombe amoureux, me complimenter sur ma voix, ma force, gonfler mon ego comme tous les hommes… Cependant je reste muet et elle essaie de me planter la langue.
Je retiens en pinçant des lèvres avec la puissance d’un molosse, mais je finis par céder et j’ouvre mon museau béant pour me faire lécher jusqu’aux amygdales.
Quelle soirée ! Moi qui voulais écrire un texte cinglant, me voilà bien mal léché par une cinglée dans une si simiesque situation.
Elle me prend par la main, on sort du bar sans payer, le fameux resto-basket, « Viens on va péter des trucs en ville » qu’elle me dit.
Des panneaux et des lampadaires vont y passer, ça va être un carnage ! Il suffira de meuler un radar routier pour qu’on devienne les Bonnie and Clyde de la déprédation publique qu’elle me dit.
Le bonhomme essaie de nous courir après en braillant « fô payer », mais il glisse sur les petites olives qui sont posées là comme des mines.
Une jambe décolle dans les airs, l’autre clouée parterre, son corps part en arrière… Il tombe au ralenti, tout semble chorégraphié comme dans un ballet, mais son crâne ne manque pas de terminer sa trajectoire sur les pavés.
Mou sur le macadam, il reste avachi les yeux écarquillés, éclatés, la langue toute rose qui dépasse, raide mort kaputt.
N’empêche que moins trou de balle, je me serais peut-être arrêté, même versé une larmichette pour la forme, mais là il y a la rue qui m’appelle pour pouloper à coups de marteau !

Afin de ne pas finir taré, on a tous nos trucs… Mais au final, la panacée réside dans la partie cinglée de chaque individu.