La crème de la crème de la plage

La crème de la crème de la plage

Thème Deux soleils en même temps
Groupe d’écriture Les dissidents de la pleine lune.
Caractères 3800/3000

Chaque fois que je me rends à la plage et que je tends l'oreille, la vie des gens me parait incroyable.
"Oh ma gode, je suis allé à New York" j'entends, "c'était AMA-ZING".
Là-bas ils ont vu des trucs, et des choses, mangé organic végétarien, fait des autres trucs avec des choses et moi, je me dis que mon existence est aussi plate qu'une sole pleureuse.
Rien d'amazing, pas de gode, ni de New York. Pas de grosse légume dans ma vie non plus…
À quoi bon vivre si c'est pour n'être l'admiration de personne ?

Pour y remédier, j'écris à un pote: "On va parler fort au bord de la plage ?"
Mes amis, avec leur travail et leur famille recomposée, ils sont gavés de reconnaissance.
Si bien qu'ils ne me répondent jamais.
Mais quand je rajoute "50 bouliches de l'heure", soudain l'amitié ressurgit, ils me retournent "Super idée, quelle plage ?"

À peine arrivés, j'arrache mon T-shirt et je serre tous les muscles.
Pecs, abdos, fessiers, ça me fait marcher carré comme un pingouin, mais le mimétisme est mère de toute intégration.

Je cherche un endroit à forte densité, quitte à m'allonger sur des pieds moites.
Là, je pose mon torchon et me redresse. Mon torse se galbe grâce à tout l'air de la plage, ce qui a pour effet d'embellir la crème solaire que je pulvérise voluptueusement sur ce corps qu'est le mien.
"LA SEMAINE PASSÉE, JE SUIS ALLÉ EN SIBÉRIE", je hurle, "ET J'AI VU DES OURS".
Mon pote, affalé, lit une daube à cancans. En tournant les pages, il les ponctue de "hin hin".
Alors je m'agenouille et lui susurre "Tu peux te remplir d'entrain ? Comme si c'était la chose la plus intéressante du monde ?"
Il me répond que la Sibérie, ce n'est pas un parangon de fascination.
Que tous les Russes sont des connards, ours inclus.
Je rajoute, toujours en chuchotant, "80 bouliches de l'heure".
Il se redresse alors en écarquillant un oeil et me dit "EN SIBÉRIE ? OH MA GODE".
Mes muscles sont tellement contractés de fierté que les serrer plus me vidangerait le côlon.
Aussi, j'essaie de parler assez fort pour que la poule d'eau sur le lac puisse participer à la conversation.
Je continue, "Là-bas y'a des ours aussi grands que des petits éléphants et des bases militaires, triangulaires et nucléaires !"
"NUCLÉAIRE ? OHHH MA GODDDE" dit mon pote.
À ce moment, je sens les caresses des regards qui nous entourent, j'ai même un peu le trac.
"Même qu'ils ont développé des satellites miroirs": une fois ouverts dans l'espace, ils réfléchissent la lumière du soleil.
"QUI RÉFLÉCHISSENT OHHH MA GODDDE" dit-il, avec la ferveur d'un rhéteur.
Je lui marmonne "prononce pas réfléchir trop fort, on risquerait de se griller".
Il monte son gros doigt 👍.
"Ils créent un deuxième soleil" que je dis.
C'est purement militaire et top secret.
Le but ?
Assécher les récoltes de l'ennemi.
Rôtir des New Yorkais.
Accélérer la fonte des permafrosts, relâchant virus de dinosaures et bactéries de l'ère du crétacé, afin d'anéantir l'espèce humaine pour enfin en finir avec toutes les souffrances de la vie.
Un acte purement militaire, mais altruiste.

Grave erreur… "Crétacée", "Permafrost"… j'ai perdu mon public.
À présent, la plage m'ignore.
Je dis "BOMBE ATOMIQUE" pour récupérer l'audience, mais plus aucun regard ne m'effleure.
J'essaie de placer "iPHONE" et même "LAMBORGINI"…  ça n'aide pas, même ma poule me prend pour un maboule.
Mon pote lève les yeux vers moi en se frottant l'index contre le pouce 🫰, ce qui veut dire "Mi plata, mi amor".

Soudain mon cerveau me parle:
D'abord, il me dit "crème de marrons".
Je ne sais que faire de cette information, mais ensuite il me dit "barre-toi", alors je l'écoute.
Je pointe du doigt vers le lac, je dis à mon pote "regarde, une girafe" et je me tape un sprint d'autruche vers la sortie.
J'en profite pour pousser des braillées, et des braillées…
Comme ça, tout le monde se souviendra de moi.