Le monde merveilleux de Sociovore : Drame à l’italienne

Drame à l’italienne

Thème Chapeau et parapluie
Groupe d’écriture Les dissidents de la pleine lune.
Caractères Une pétée

Avant-propos : mise en scène

Lorsqu’on écrit, on a très peu, pour ne pas dire aucun contrôle sur ce que le lecteur va retirer d’un texte. C’est une histoire de parcours de vie, de « résonnance » et parfois même de métaphysique.
Combien de fois il m’est arrivé de demander à mes cobayes « mais tu as compris que ce caillou était, en fait, le cœur de la honte apostolique ? » et eux de répondre « ah non, je pensais que c’était une stratégie pour niquer, comme d’hab koa ».
Vient alors le moment de l’artiste incompris, où l’on se dit « toute manière, on me comprendra quand je ne serai plus de ce monde », comme Schopenhauer, Van Gogh, Jésus.
L’artiste n’hésite jamais à se comparer aux plus grands, cela va de pair avec la modestie de l’artiste.

Que ce prodrome ne soit pas une introduction à l’herméneutique de ce texte, mais une proposition (l’artiste aime utiliser des mots compliqués pour des idées simples, car emmerder est une deuxième natur)e ch)ez l,ui).

Lorsqu’on écrit, il y a des voix, des vitesses, des tempos. On pourrait les décrire tout au long du récit… Mais la description est l’ennemie du rythme.
Dans ce texte, deux Italiens. Des ritals, des fucking wops comme disent ces putains d’Amerlocs.
Alors il va falloir instrumenter la petite voix dans votre tête, celle qui va lire ces prochaines lignes.
Donnez-lui un accent à couper au couteau, en roulant les R, en prononçant les « u » comme des « ou ».
L’un des deux personnages va être très calme. C’est le leader, le tortionnaire. Il faudra le faire parler lentement. Vous pourrez même le visualiser comme quelqu’un qui prend son temps, qui occupe l’espace.
L’autre, Toni, va paniquer. Pour lui, on accélérera le débit, le timbre sera plus aigu. La peur quoi.
Il y a aussi la voix off. C’est général la voix de la description, elle est tacitement neutre (c’est-à-dire impartiale et amorale) et son but est d’encadrer le discours, lui amener de la substance ainsi que de créer un contexte à l’histoire (on pense aux règles du théâtre classique par exemple, controversées, as usual).
À elle, on peut lui donner un air un peu snobinard, voire arrogant, un peu comme comme ces personnes qui savent tout mieux que les autres.

Trois personnages, trois élocutions différentes, tout est là pour que la commedia dell’arte commence.
Bonne lecture.

 

 

Le problème de nos existences tellement rangées, ordonnées, tellement pépères, c’est que lorsque quelque chose sort un brin de l’ordinaire, on ne sait pas comment réagir.
Des assistés de notre propre vie, voilà ce que nous sommes.
Peut-être qu’il y a une généralisation dans ces propos.
Ou peut-être pas.
Mais si nos ancêtres nous voyaient, ils nous foutraient certainement des claques de pitié, à nous les empotés modernes.

C’est vite dit :

Autour de moi, de la rosée que Morphée s’est amusé à déposer sur l’herbe de la cité.
Seuls des merles noirs au bec jaune l’ont aperçu. Du haut de leur jactance, ils ne trouvèrent rien de mieux à ajouter que « piou piou ».

Derrière moi, un immeuble.
C’est un pic… c’est un cap !
Que dis-je, c’est un cap ? C’est un donjon de verre et de béton.

Devant moi, un morceau de viande éviscérée, écartelée, écervelée, éclatée, mais au moins, bien habillée.
Comprenez costume, chapeau et parapluie retourné. Par-ci, par-là, des bouts de corde et une chaise en charpie qui a servi de hachoir humain.
Ça fait penser à ces hérissons sur l’autoroute, où l’on ne sait plus si un jour ils étaient hérisson ou renard.
Mais avec des vêtements.

Comment réagir quand pareille scène se présente ?
Nos aïeux auraient sans doute pris un balai de branchettes pour nettoyer cette scène de miettes.
Mon voisin cuisinier aurait certainement fait de la goulache avec tout ça. Il est écolo, « zéro déchet » c’est son crédo.
Mais nous, il convient de respirer par le nez, afin de garder notre sang froid tout en se recentrant sur nos émotions.

Qu’a-t-il bien pu se passer ?
Si j’étais médiocre détective, j’aurais penché pour la thèse du suicide assisté.

Là-haut, ça devait se dire « Toni, Toni, Toni… Ma pourquoi tou m’a manqué de respect mon Toni ? »
Et Toni de répondre, « Dai, écoute, ce n’était pas moi, te lé joure », tout en agitant ses mains ligotées à la chaise, la chaise au bord du toit.
« Ma pourquoi tu me mens, à moi, ton ami dé toujours, hein Toni ? »
Après ça, le pauvre type a dû se justifier, « ma té joure », avec tous ces phrases que l’on dit quand on a fait une saloperie, que l’on est rongé ou pas par le remord, mais surtout quand a peur de perdre sa vie de dépravé.
« Et le sperme que Gloria elle avait dedans, tou vas me dire que ce n’était pas le sperme dé Toni peut-être ? »
Quand les preuves deviennent accablantes, il n’y a plus que le trémolo pour nimber les aveux : juste une fois, juste un coup, mais sans amour, senza niente qu’il affirme. Il ne l’a même pas regardée dans les yeux lorsqu’il a giclé, donc ça ne compte pas vraiment.
« Toni, tou sais » qu’il lui dit, « quand tou fais une connerie, il faut te faire oublier ».
Et là, il set met à pleurer, le Toni. Sa bouche, son nez, ses yeux, tout pleure chez le Toni.
« Tou chiales comme oune fille maintenant ? » qu’il lui demande, à Toni.
« Ma je m’excuse », qu’il reprend, « ma je m’excuse, je n’ai pas fait exprès ».
Larmoyer ne sert à rien quand on est un homme.
Ça peut être touchant, mignon dans les bras d’une femme, dans un film contemporain, mais devant un autre homme, ça provoque le contraire de la pitié.
L’impitié.
Ça donne envie de tabasser, en torturant, parce que les larmes appellent à la domination.
« D’accord Toni, on oublie cette histoire », mais il ne désire jamais plus le revoir.
Il lui laisse cependant une chance, une dernière, le parapluie comme viatique à la vie :
Il le lui glisse dans la main et l’ouvre, ce qui l’empêchera de s’écraser tels i pomodorini schiacciati que l’on met dans la bolognese, « parce que tou vois, Toni, moi jé ne souis pas un salaud ».
La mansuétude a toujours été la vertu des satrapes.

Le gars attaché se met à hurler ses tripes, un peu comme ces porcelets qui sentent leur fin arriver.
Sauf qu’un porcelet, ça fait du mal de le crever.
« Toni tais-toi, zitto ».
Ses victimes, il faut toujours les museler, ça évite qu’elles se révoltent. Surtout celles qui gueulent, elles ont de la rage à revendre celles-là.
Alors il prend le mouchoir de pochette qui pendouille de son costume et le fourre dans le groin, de Toni.
Puis il saisit le Borsalino qui traîne au sol et le pose sur la tête, de Toni.
Il passe ensuite la main vers la nuque, relève le col de la chemise, puis ouvre un bouton supplémentaire pour laisser échapper plein de poils et une chainette en or, de Toni.
« Tou vois, j’aime garder une bonne image des gens » qu’il dit, à Toni.
Puis il donne un coup de pied dans la chaise, de Toni.
Un homme qui tombe avec du tissu dans la bouche et un parapluie qui se retourne, ça ne fait pas beaucoup de remous.
Même lors du choc, rien de cacophonique.
On entend bien la chaise qui craque son bois, ainsi que les bruits sourds du foie et des intestins qui s’expulsent hors du corps de Toni, mais pas de quoi apeurer un merle.
Bref, voilà comment Toni a perdu son latin.

Connaitre les causes potentielles ne répond jamais à la question de fond : que faire à présent ?
Faut-il avertir la police, en accomplissant son devoir de citoyen exemplaire ?

Non.
Avec la flicaille, je n’ai jamais eu de grandes affinités.
Elle est un peu comme cette sous-espèce de rats qui se glissent dans les poubelles pour venir se nourrir des ordures du peuple.
On ne peut pas l’aimer, le rat.
Ca véhicule la peste en fourrant son museau dans les affaires qui ne le regarde pas.
C’est pour ça qu’on le tue, le rat.

La vraie raison, celle qui me crispe davantage que ces tracas de rongeurs, c’est que si je les avertissais, ils me feraient perdre mon temps et je ne serais pas là lorsque ma femme se réveillerait.
On s’est promis, après une période difficile dans notre couple, de ne plus jamais se réveiller seuls.
Je l’ai prise dans les bras, l’ai serrée très fort, et je lui ai dit plus jamais, jamais je ne te laisserai seule, ma Gloria.