Le monde merveilleux de Sociovore : Opération : dentier de l'antiquité

Opération : dentier de l'antiquité

Thème Glissement de temps
Groupe d’écriture Les dissidents de la pleine lune.
Caractères 2976 / 3000

Avant-propos contextuel

Ces derniers temps je me prends un peu pour Hitchcock à présenter mes textes.
Mais enfin…

Qu’il soit bourbine ou welsch, chaque Suisse connait le slogan « Chère Mobilière… » (Liebe Mobiliar).
La Mobilière est une compagnie d’assurance bernoise qui a misé sur l’humour pour ses campagnes publicitaires.
Ici ou des exemples.

Lors de soirées il n’est pas rare de trouver un tonton couillon utilisant cette phrase afin de mettre un peu l’ambiance.
Tout le monde répond par un « haha », parfois, souvent, un tantinet forcé.
Sauf sa femme, qui s’esclaffe en disant « Il est drôle mon René avec ses witz sur les assurances non ? NON ? », puis elle vous regarde pour attendre le petit mouvement de tête qui va donner du crédit à René, avant d’ajouter « oh que je t’aime mon René ».
Ah l’humour… ah l’amour…
À ce moment-là, un semblant de solidarité masculine vient galvaniser la soirée, une sorte de bienveillance lubrique où l’on souhaite que René démonte le baigneur de sa Renée, après le repas, le ventre rempli de cette bombance, le ventre ballotant à chaque coup de reins, se soldant inéluctablement par un festival liquide de sécrétions séminales, de gigot d’agneau et de tarte à la fraise mal digérés.
Et beaucoup de gras.

Pour l’aider en faisant de lui l’homme de la soirée, vous dites un truc sympa devant tout le monde, du genre « On devrait tous avoir un René à ses côtés ».
Sa douce, même après toutes ces années à l’écouter ronfler, même après avoir vu la vieillesse déformer le ventre de René, même après tout ça elle lui fait un câlin sous la table qui fait bouger la nappe, en murmurant « et pas qu’à ses côtés ».

Voilà comment d’une simple explication d’assurance, on finit en porno gériatrique avec un René qui n’ose plus se lever.

J’espère avoir dressé un profil élogieux de cette entreprise qui a une place particulière dans le coeur du Suisse.
Maintenant il n’y a plus qu’à souhaiter que la prothèse de hanche qu’ils ont payée à la femme à René soit d’assez bonne qualité.

 

 

Chère Mobilière,

Alors que je réfléchissais à une solution pour sauver notre planète, ma fougue intellectuelle emporta ma raison.
Tout cela s’explique.

Faut-il peut-être remonter à l’époque où je n’avais encore qu’une fève entre les jambes et que je me nourrissais exclusivement de bonbons.
Monsieur Ribosome, mon professeur d’alors, m’avait lancé cette phrase qui englua mon esprit pour la vie : « l’homme est un virus, il se reproduit jusqu’à tuer son hôte ».
Le milliard en 1900, près de 8 milliards aujourd’hui, les chiffres parlent d’eux-mêmes et les jeunes, vraiment pas contents, manifestent contre leurs parents qui les ont enfantés.
Être né, c’est déjà polluer.
Plutôt que d’entendre pleurnicher ces freluquets sur l’inéluctable sort de notre planète, j’ai décidé de me replonger dans la physique de ma jeunesse.
Je n’allais pas attendre une vaine solution des politiques, la stérilisation de la race humaine ou le démantèlement des éprouvettes, tout de même.
L’idée était des plus simples : créer un dérivé de la machine de Tipler.
Qui dit Tipler, dit relativité, qui dit relativité, dit distorsion temporelle.
Je ne vous ferai pas l’affront d’un cours de relativité générale, chère Mobilière, car nous sommes toutes deux, j’en suis sûr, des personnes cultivées.
L’intention de cette expérience était de remonter assez loin dans le temps, avant même l’invention de la morale, pour que l’homicide ne soit pas punissable par la loi et ainsi, ne rien avoir à se reprocher.
Tuer tous les grand grand grand grand grands-parents, pour tuer l’évolution.
Comme ça pas de surpopulation.
Comme ça pas de pollution.

Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai eu besoin de dévier toute l’électricité du quartier.
Je ne m’attendais pas à ce que le bâtiment prenne feu comme une boîte d’allumettes Bengale.
Pour ma défense : la vitesse à laquelle ce brasier fut réduit en cendre prouve un défaut majeur de construction.
Du béton armé s’embrasant comme du foin ?
À d’autres, s’il vous plait.

Je dois malheureusement mettre un terme à cette lettre.
On m’avait prévenu qu’écrire à son assurance aurait un effet cathartique. C’est bien vrai, on pourrait tout vous raconter, jusqu’aux vices les plus viciés.
La demoiselle en chemise blanche qui m’a demandé de rédiger cette missive, m’a ordonné de ne pas dépasser les 3000 caractères.
Elle passe sa journée à me dicter mon comportement et à me gaver de dragées, pour me calmer, pour dormir.
Moi qui pensais qu’en gagnant de l’âge j’allais gagner en liberté… Comme quoi, on est toujours l’esclave d’un autre.
Toute la sagesse consiste maintenant à ne pas râler et à coopérer.
Dire oui, merci, amen, comme ça personne ne saura ce que je voulais manigancer.
Sauf vous bien évidemment, chère Mobilière.

Par la présente, j’espère vous avoir convaincu de ma bonne foi et enfin en terminer avec les sordides accusations à mon égard.
C’est en trépidant d’impatience que j’attends de vos nouvelles.

Recevez l’assurance de ma réelle affection.

 

Sam Piclatète

Image - Tadanori Yokoo