Faim dans le jardin - animation culinaire chez des faméliques

Faim dans le jardin

Thème Nourrir de faim
Groupe d’écriture Les dissidents de la pleine lune.
Caractères 8250

Les bonnes intentions ? Plus jamais.

Alors que je promenais Vishnu, mon 'tit chat, je rencontre une vieille connaissance.
"Il est chou ce chat" qu’il me dit avec un air de joie, mais je le l’interromps de suite, "oui mais pas que !"
Il n’est pas QUE CHOU, il est aussi facile à vivre, a un caractère câlin et il est tolérant de la croquette.
Il me coupe, un peu brutalement d’ailleurs, pour m’expliquer qu’il a quitté son job dénué de sens et bien trop payé. Ses mots, il les orne d’un air peiné, avec la bouche qui maille vers le bas.
Mais il reprend son air de joie, car aujourd’hui il revit grâce à ses laboratoires de jeûne :
Des gens sans habit le rejoignent et ensemble, ils s’affament jusqu’aux boyaux pendant quelques jours.
Ils reconnectent ainsi leur moi intérieur à la nature extérieure, tout en n’émettant aucun CO2, si ce n’est quelques pets de faim.
"Tu devrais nous rejoindre…", qu’il me dit, "découvrir des zones inexplorées" et même "la nature ? Tu voudras lui faire l’amour".
Pourquoi pas je lui réponds, mais plutôt en tant qu’intervenant externe, au travers d’une formation culinaire.
L’idée est simple et plutôt bonne (en toute modestie) : les faméliques me regardent cuisiner et par ce biais, aiguisent leur volonté face à la tentation de l’estomac.
Faire l’amour à la nature, oui, mais tout en lui résistant.
Si mes premiers mots le laissent perplexe, lorsque je rajoute "c’est du stoïcisme moderne", ça le convainc.

Le jour venu, je prends dans la cuisine ma poule qui n’a pas encore pondu, des tomates et du basilic, et dans mon jardin je prends une poêle et un couteau pour la cambouille.
Vishnu aussi, pour la compagnie, parce qu’il rend tout le monde heureux.
Lors de mon arrivée, bien que quasi nus et moribonds, les gens sont d’une affabilité re-mar-quable.
Ils me disent en bâillant que mon visage rayonne, mais je ne leur retourne pas le compliment.
Lorsque Vishnu saute hors de la voiture, il se rattrape sur ses coussinets soyeux avec une élégance rare, ce qui lui vaut les commentaires de tout le monde, "il est chou ce chat".
Je les reprends, "Oui mais pas que !"
Ils prennent ensuite place au milieu du pré sur des chaises légères et en plastique, autour d’une grande table de jardin (avec ce trou pour le parasol au centre), pour se siffler des décoctions à base d’herbe infiniment verte, bien plus verte que de l’herbe verte.
À chaque gorgée, ça jouit, à coup de "OH OUI C’EST BON".
Pendant cette fruste sauterie, je décharge les victuailles sur la table.
Mais quelqu’un demande d’un œil torve "'fout quoi çuilà".
J’explique que ma présence va forger leur volonté.
Mes mots intéressent, les oreilles sont attentives… et c'est à ce moment précis que ma poule pond, ce qui lui vaut un "ohhhh" de liesse.
Je souris en lançant une phrase d’intellectuel, "c’est le miracle de la vie" que je dis.
Je saisis cet œuf qui s'en va en roulant sur la table, pour le casser dans la poêle. Puis je prends le basilic, le frotte dans les mains et pose la question "sentez-vous ce parfum ?"
Les plus proches de moi tortillent sur leur chaise en acquiesçant de la tête.
"Cette plante est souvent associée", que je dis, "à la haine".
À l’époque romantique, on pensait même qu’il fallait l’insulter pour qu’elle pousse mieux.
Alors je la jette sur l’œuf avec une certaine rage, en la traitant de foutriquet de la feuille !
Puis vient le tour de la tomate, qui se fait trancher par un coup de samouraï, sec et net. Je leur demande "Et la tomate, la sentez-vous ?"
Les mecs tortillent davantage, mais me répondent "pas trop".
Normal, l’odeur est dans la feuille, pas dans le fruit.
J’en profite pour lancer une minute culturelle :
En italien (ou en russe), on l’appelle "Pomodoro", la pomme d’or, car c’était la couleur des premiers fruits rapportés des Amériques par les colons espagnols, avant qu’elles ne rougissent en Afrique quelques années plus tard.
Quelqu’un lève la main pour m’interrompre, "c’est comme c’est comme !!" je regarde en attendant la suite, "les Hollandais disent Applesin parce que c’est la pomme de Sin de la Chine comme quelqu’un qui est sinophile parce que la colonie hollandaise avait tout colonisé là-bas pendant le XVII siècle".
"Aplesin pour désigner quoi ?" que je demande ?
"Ah oui j’ai oublié de préciser pardon je suis parfois tête en l’air ça m’arrive c’est l’émotion de parler en public et tout ça mais c’est l’orange".
Les cafouillis de mots rendent les personnes touchantes. Cette personne est touchante, mais à trop disserter, plus personne n’est concentré.
Vischnu joue sur la table avec la crête de la poule, qui semble apprécier la chatterie, ça parlote de devant jusqu’au fond… alors je tape quelques coups sur la table, du plat de la main.
Certains sursautent, je profite de ce retour d’attention pour attraper Vishnu par la nuque, il miaule de travers, pas content que je l’interrompe.
Je prends le couteau et un bon élan vers le ciel, pousse une braillée "Vishnu adieu" et tout le monde hurle "NOOOOOOOOON".
"Je plaisante" que je dis, le sourire sardonique.
Tout le monde expire de soulagement, "oufffff" et Vishnu file se planquer entre les cuisses d’un affamé.
Jamais je ne ferais de mal à mon petit Vishnu, il est tellement adorable ce chat.
Par contre la poule, d’un mouvement de pince je la chope, je hurle "Pulpo a la gallega" et lui tranche la gorge avec les os, tous les nerfs et les muscles qui vont avec.
Sa tête me reste dans la main, le corps quant à lui retombe sur ses deux pattes, tout le monde fait "ouuhhh", les yeux écarquillés d’effroi. Le bout de poule continue de gambader d’un pas incertain, comme si elle avait perdu la tête.
Il n’y a quasiment plus un bruit autour de la table, si ce n’est le jus rouge et visqueux de la volaille, qui vient s’éclater contre le plastique après avoir été propulsé en l’air comme un petit volcan.
Au moment où elle tombe sur le côté, vidé de toute énergie, je fais le signe de croix et j’assène une autre phrase d’intellectuel : "C’est le miracle de la mort".

Création de Yodoloi
Création de Yodoloi


Devant ce spectacle, un premier prend quelques couleurs au visage, mais sur le vert.
Il pose une main sur la bouche, une sur le ventre et commence à montrer des spasmes… soudain ses joues se remplissent.
D’abord ça coule dans sa main, ça suit le menton en petit filet, mais très vite ça sort par toutes les phalanges, un peu comme un pommeau d’arrosoir, pour envoyer devant lui toute l’herbe qu’il vient d’ingurgiter.
Un deuxième se met à convulser, puis à éclabousser sa bile sur la table, un autre arrose son voisin, qui se met à son tour à régurgiter du vert et ainsi de suite.
Tout le monde se cramponne l’estomac, ça dégueule et ça dégouline de partout, même par le trou du parasol, seul Vischnu fait preuve d’entrain et de jovialité en allant léchouiller les soupes chaudes qui viennent se briser en gros crachins.

Pour détendre l’atmosphère, je lance une phrase de poivrot, "Vidé, on se sent mieux, non ?"
Mais l’organisateur vient vers moi, "je crois qu’il faut partir" qu’il me dit, "tes combines mettent mal à l’aise les gens".
Je lui réponds que c’est normal de vomir un peu de chagrin, lorsqu’on découvre pour la première fois l’origine des filets de poulet.
Sur ces mots, un mec se lève de table et se dirige vers ma voiture, il a un regard pas vraiment affectueux, il gueule "t’es un cinglé" et comme pour se venger de la cruauté à laquelle il vient d’assister, il donne un coup de pied dans la portière, mais il glisse et crie "ouille".
Au sol, il se tient la jambe, je lui demande alors "tu fais quoi ?" et je rajoute "tu aimerais pas mettre le feu à la bagnole ?"
Pendant qu’on y est, tombons dans l’excès !
Une autre dit "Ah ça c’est une bonne idée", elle sort un briquet de sa poche, met la main sur du papier toilette avant de se déplacer dans la direction de ma carriole.
Alors je me dis merde, je gueule "Vischnu viens !" mais un dernier l’attrape par la queue avec sa paluche remplie de vomi et dit "Vischnu va rester ici !"
Et merde, et merde, je pars sans lui, tant pis, j’appellerai les pompiers et la police pour qu’ils viennent le rechercher.
Pourvu qu’ils ne le mangent pas.

La faim appelle la haine… ça ne présage rien de bon pour le futur.