Frappe un peu, ça ira mieux.

Frappe un peu, ça ira mieux.

Introduction pour geekounet

En économie, en géopolitique ou en science informatique, il est commun de penser que toute action mène à maximiser les bénéfices de son orchestrateur.
« À qui profite le crime ? » entend-on souvent, dans l'optique de trouver une explication (une cause) à chaque agissement.
Le texte qui va suivre vient éroder cette hypothèse.
Si Carlo Cipolla parlait d’un comportement de personne stupide, Doistoïevski y aurait vu une « liberté de vivre sans logique », sans devoir talonner les préceptes des Lumières ou justifier ses actions.

Des effets, sans cause ni idéologie qui les sous-tendent… On peut appeler ceci de l'absurde, mais c'est là que réside toute la perversion !

Bonne lecture.

 

J’en suis peu fier, mais un jour, alors que mon après-midi dégageait des relents de vomi de vautour, une folle envie de démonter une tronche s’empara de moi.
Ce qu’il me fallait sur le moment, c’était une personne pas trop faible, ni trop forte, sans grande velléité à vouloir se venger en utilisant la machinerie d’État (dépôt de plainte → enquête → jugement → trou).
Un mec me vint en tête :
Traits tendres et replets, ayant passé ses études à caracoler au milieu de l’éclectisme universitaire pour aujourd’hui s'inféoder en tant qu’esclave d’entreprise.
Belle fin pour un esprit supposé libre.
Si je le connais si bien, c'est parce qu’on prend le bus et le métro ensemble, il va devant, je vais derrière.
Parfois je le suis aussi, tel un espion sans raison, au point d'en connaitre ses accointances et ses rituels.
Il passe le plus clair de son temps à sourire bêtement aux personnes qui lui parlent, surtout qui lui plaisent, des filles en tout genre.
Il aimerait les marier toutes, il est chou, gluant, inoffensif, banal comme la pluie d’automne.
Rien que de le décrire me fatigue.
Lui, il a été ma première victime.

Un soir, je l’ai attendu dans un coin de rue sombre, sans caméra, qui sentait la pisse de fêtards.
Mon visage, je l’ai nappé d’un masque vénitien en papier maché, celui des médecins de la Peste, avec le gros nez énorme.
Mon téléphone, laissé à la maison pour ne pas griller mes alibis avec ce petit mouchard de poche.
Mes mains, cachées dans des gants en vinyle.
Je dis « salut Julien ».
Il n’entend rien, il porte un casque de musique.
Je me mets devant lui, bloque son passage, il descend sa musique sur les épaules pour enfin tendre l’oreille.
Je peux répéter « salut Julien ».
Il me demande « mais qui êtes-vous ? » en me souriant poliment, preuve que malgré mon allure et mon nez pointu, la menace n’est pas encore maitrisée.
Je le choppe par le col et le fous au sol.
Un peu brouillonne mon agression, mais il se met tout de suite en boule, commence à pleurnicher et dit « mais je ne vous ai rien fait ».
« Je sais » que je réponds.
Cocasse cette situation… Devant moi il y a cet individu à terre et maintenant il faut le frapper.
Ce n’est pas dans mes gênes que de rosser.
Ce n’est dans les gênes de personne la cogne, surtout lorsque l’on nait gentil, qu’on a eu des parents gentils et qu’on a reçu une éducation de gentil.
Mais si la faim vient en mangeant, la tapette doit bien venir en tapant !
Vu mes ruminations, le mec commence à se relever pour se tailler.
Je lui demande « tu vas où ? »
« Je sais pas » qu’il me répond.
J’écrase alors mon pied sur son dos, il me regarde avec ses yeux de lapin chagrinés et me demande « mais pourquoi vous me faites ça ? »
Combien de fois on me l’a posée cette question… « Mais Bobby, pourquoi tu fais ça », que je dis avec une voix aiguë, « mais Bobby, pourquoi tu manges trop ? », je me retrouve à l’imiter avec ses mimiques craintives, à rapprocher mes mains vers mon visage, « mais Bobby pourquoi t’es méchant ? » et là, mon pied et tout mon instinct partent dans son ventre.
Impossible de les retenir.
« PARCE QUE » je lui hurle dessus.
Les gens ne peuvent-ils pas demander quand ça va bien, pourquoi on est plaisant et mignon ?
Pourquoi on a la gaieté du pinson malgré toutes les horreurs du monde ?
Doivent-ils toujours attendre le pire pour enfin s’enquérir ?
Le mec a le souffle coupé, il pleurniche en spasme, ouin ouin ou--in, je n’y suis pas allé de main morte.
De pied mort plutôt.
Je n’ose pas trop regarder… Les victimes me rendent mal à l’aise, j’ai envie de voler à leur secours et la souffrance m’horripile au plus haut point.
Mais comme je désire juste qu’il se calme, j’envoie un autre coup dans les côtes.
Ça fait crik, un bruit sourd, au moins trois ont dû se briquer.
C’est moche ce que je fais.
Oula, oui c’est moche.
Il y a même une force au fond de ma tête qui veut me pousser à lui faire encore plus mal, jusqu’à le crever.
Toute la vertu est maintenant dans la retenue.
Parterre, ça continue de pleurnicher.
Mécanisme de défense ?
Il doit bien se dire « si je larmoie, il va avoir pitié, il va me laisser m’en aller ».
Quel histrion… Seul, il n’aurait jamais fait tout ce charabia, à hurler, à chouiner.
Il me dit « Ouinnn vous m’avez cassé des côtes ». Enfin, c’est ce que je comprends, parce que les mots sortent tordus.
« T’es médecin à présent ? » que je lui demande.
Bouhou--hou, il reprend, un peu dépité.
« Pourquoi tu ouvres ta gueule alors ? » que je lui demande avec une délicatesse d’ivrogne, « quand on sait pas, on se la coince ».
Ça devrait être une règle de savoir-vivre universelle.
Pas savoir, pas bavardoir, pas arrosoir le comptoir de savoir.
Mais à la place tout le monde ouvre sa gueule à tort et à travers sur tous les sujets possibles.
Des experts, partout des experts, en climat, en médecine, en genre, en virologie, en données, en éthique, en cyber, en droits de l’Homme, en sécurité, en politique monétaire comme populaire… tout est bon pour briller, les imposteurs pullulent dans la médiocrité, abaissant les débats publics à de l’insipide fanfreluche rhétorique.
Ça me fatigue cette société, alors je me casse, en le laissant parterre, lui et ses côtes en équerre.
De toute manière, vu son état, taper dans un mur m’amènerait plus de satisfaction.
Avant de partir je sors mon porte-monnaie, prends un gros billet, le chiffonne en boulette et lui envoie sur la tête.
Le fric résout tous les problèmes d’injustice.
Je lui dis « Merci Julien » pour ce petit moment de bonheur, avant de m’enfoncer dans la nuit.

Dans mon lit, je me repasse cette journée noire en couleur, ce qui a pour effet d’effaroucher mon sommeil.
Ça ne laisse pas indemne de tabasser quelqu’un, on se sent différent après.
On a envie de dégueuler.
La culpabilité, elle remonte d’en-bas pour ronger les entrailles… Mais elle est mélangée à un autre sentiment, une plénitude, une sérénité proche de celle que l’on éprouve lorsque l’on jouit dans un cul.
Il me semble comprendre le plaisir que retire un chef lorsqu’il use de son statut pour détruire son domestique, ou un politicien lorsqu’il commande ses polichinelles.
La vraie inégalité de la vie, ce n’est pas tant les salaires, mais la hiérarchie avec ses privilèges et sa domination qu'elle suscite.

Le lendemain après avoir ressuscité de la nuit, j’ai une gueule de bois d’émotions. Ça me le fait lorsque l’exaltation de la veille est trop intense, je me réveille humble et dépressif.
Ce qui n’empêche pas les idées d'affluer.
« Pourquoi ne pas offrir ce service ? » que me demande ma voix interne.
Je ne dois pas être le seul voulant s’amuser avec l’interdit tout de même !
Qui plus est, j’ai du flair pour repérer les rognures… avec un faible tout particulier pour ceux qui plastronnent en public, ceux qui jouent les beaux pour des applaudissements et des regards sucrés.
Si adulés… Si injuste…
Où vais-je les chercher, ces tribuns ?
Dans les « soirées philosophiques » par exemple.
Ou dans le milieu de l’art.
On pourrait croire que les personnes qui s’intéressent à ces domaines sont des contemplatifs qui ont réussi à élever leur esprit en s’émancipant des maléfices de l’ego et autres tracasseries de la vie.
Des compréhensifs, des empathiques…
Que nenni !
Il n’y a rien de plus connard qu’un philosophe, rien de plus hautain qu’un plouc s’improvisant critique d’art.
Baglione contre Caravage, Hegel contre Kant, Magritt contre Heidegger, chacun y va de sa menue analyse subjective, à coup de grandes citations et jolies théories, montrant que l'homo sapiens sait et n'a jamais tort, car tort c’est faible depuis la nuit des temps.
Ceux-là, ce sont des bons à taper.

Une fois ma victime repérée, la traque débute.
Je me planque à l’arrière d’une fourgonnette pour l’épier des jours durant, sans jamais en sortir, jusqu’à perdre ma dignité au milieu de toutes les odeurs que mon corps peut produire.
Le travail se termine lorsque toutes les habitudes sont connues, quand ma proie devient aussi prédictible qu’une mouche sur un rejet de fesses.
Je les communique alors à mon client.
Tout est anonyme, jamais on ne se croisera.
Je lui dis où attaquer, comment éviter les caméras.
Je lui dis de prendre un téléphone vierge jetable, que l'on appelle un drop phone dans le jargon, et lui donne mon contact, si tout cela devait mal tourner.
Quelques règles aussi… pour une fois que ça m’arrive d’en ériger.
D’abord, mettre un masque vénitien.
Taper oui, mais avec de la douceur dans le geste :
On ne tue pas sa victime.
Peu ou prou de sang.
Pas de coup au niveau de la tête. On protège les neurones, ils sont en voie d’extinction.
Le traumatisme doit être davantage moral que physique.
Pisser de trouille trois générations durant, mais avec toutes ses dents.
Et finalement je leur rappelle de vivre ce moment en pleine conscience, apprécier le torrent de dopamine qui déferlera dans le cerveau, mais aussi la honte qui suivra, un sentiment très noble dans notre société.
C'est tout.

En parlant de noblesse… ce soir je fricote avec la mondainerie locale.
Autour de moi, ça parle de ses dernières lectures, des derniers théâtres et autres spectacles en vogue.
Tout le monde se compare dans ce genre de soirée, ma personne ne faisait guère exception, se trouvant plus nul et moins riche qu’autrui.
Moins intelligent aussi. Moins bien réussi dans la vie.
J’ai horreur de ce genre de soirée, mais j’y vais quand même.
Entre les médecins et leurs femmes, les avocats et leurs femmes, les couples gais distingués, il y a des petits fours délicieux, à la pâte feuilletée stratifiée à la perfection.
Comme se goinfrer n'est pas bien vu dans ce genre de banquet, il faut trouver des alternatives, comme parler à des inconnus à coup de français raffiné.
On s’enquiert à outrance en levant un sourcil, « pensez-vous que… ? », on utilise des temps oubliés, le subjonctif conditionnel présent du plus que passé composé par exemple.
D’abord on plaisante sur les récentes jacqueries, puis on disserte sur le génie de Proust.
Valentin Louis Georges Eugène Marcel Proust pour les initiés, capable de donner des « vitesses de pensées » variant selon les perceptions sensorielles, tout en parlant de lui et encore de lui-même et de sa vie à lui.
Prout alors, on s'invente de l'ennui en idolâtrant un narcissique mort, tout ça pour ne pas faire bombance…
Soudain, mon téléphone de service secret se met à vibrer, il est mon deus ex machina qui me sort de cette tragédie romanesque.
Mal préparé et tout paniqué, je cherche un bidule pour brouiller ma voix de garçonnet.
Je prends la serviette qui traine sous les petits fours et j’enveloppe mon téléphone à l’intérieur.
Je dis « Allo ? »
Ça dit « Allo ?? »
Alors je répète « Allo ? »
« Je ne vous entends pas », que ça dit.
La vie ne m’envoie que des sourds sur mon chemin, ma parole !
J’enlève la serviette à petits fours, le gras doit boucher les pores du téléphone. À la place, je prends une voix étrange.
« Yallow ? » que je redemande.
« C’est votre cliente », que me dit la personne de l’autre côté du sans-fil.
Lorsque je me rends compte que c’est une femme, le ton de ma voix descend d’au moins trois octaves.
Et je dis « Zoui, que puiche faire pour vouz ? » tellement grave qu’on dirait un méchant dans un film ricain.
Essoufflée elle me dit « j’arrive pas à lui fermer sa gueule à celui-là, je fais comment ? »
À cause de mon accent exotique, le petit groupe avec lequel je philosophie sur la froideur des glaçons proustiens commence à me toiser d’un œil chafouin.
Je m’en éloigne et chuchote à la femme, « mettez-lui une moutchoir dans la gosier ».
C’est la crème que je lui ai fournie ce soir, j’aurais dû y penser que ça allait être un bavard celui-là…
Ce qu’on appelle « l’élite » : un politicien.
Ils sont si faciles à attraper. Enivrés par leur besoin de transparence et leurs croyances du je n’ai rien à cacher, ça les rend aussi discrets et vulnérables qu'un ours blanc en équateur.
Celui-ci est un de ceux qui montent sur ses grands chevaux, qui s’indigne sur les avis contraires, trouve que rien n’est normal, car lui, il la connait cette normalité dans laquelle toute la population doit résider.
Elle me dit « bonne idée, j’ai un gode dans mon sac ».
Ensuite, elle doit poser le téléphone sur le macadam, parce qu’un paf sort du combiné.
Puis un vulgaire « bloubloubdlou » retentit, probablement au moment où elle enfonce l’engin dans la bouche du barde.
Ah que oui, la rhétorique est toujours moins impressionnante avec une bite au fond de la gorge.
La femme se met à hurler, des « yaaa », suivit d’un autre « paf » et un « ouhhhh » qui résonne comme un bang… ça doit être le moment où les côtes se fêlent.
Sur ce coulis d’onomatopées, je boucle, ne pouvant pas m’empêcher de sourire dans le vide de cette soirée.
Être méchant c’est moche, ça n’a pas de sens, ça va à l’encontre de tout idéal de société, mais ça fait tellement du bien.

Image - William Dolan