Le monde merveilleux de Sociovore : velo

velo

On m'a encore volé la selle.
La semaine passé on m'a crevé les deux pneus.
Entre mon oeil creuvé et mon pied écrasé ça commence à bien faire ces histoires.
D'accord, je n'ai pas forcément un comportement exemplaire, mais quand même, dans quel monde vit-on ?
Heureusement, j'ai assez de réserve pour tout le quartier dans ma cave.

Il faut que je vous explique ma vie.
D'abord le matin, je me réveille avec un bruit de coucou, pour rappeler la nature.
Avec ma tronche de cerné, le premier exercice que je fais devant le mirroir, c'est tiré la gueule. Ma bouche fait un "n", ensuite je fronce les sourcils, ça me ride, et j'écarte un peu les narines quand je fais ça. Devant ce même mirroir je pointe du doigt et je dis "fils de pute".
Je pense à des trucs qui me fachent, la guerre, la famine, l'écologie et je réitère, "sal enculé" que je dis l'air méchant. Je fais aussi plein de vocalises, pour me chauffer les cordes. Normalement c'est "LA LA LAAAAAAA LAAAAA", mais chez moi ça devient "RA RA RAAAAAAA RAAAAA".
Les Bernois ont même une expression: "Muusch", ça veut dire "tirer la gueule, parce que la vie est dur". J'ai repris le Muush, j'en ai fait un art.

Une fois que je me suis lavé un la fente et cremé le saint-esprit, je prends mon casque, mes phares, mes habits pour la pluie, mon sac en gortex et finalement je pose mon fessier sur la selle.
Ensuite je descends la rue en position olympique, qu'on dirait un professionel. Quand ca remonte, j'ai le rythme qui tape dans les mollets, on dirait aussi un professionel, j'arrive comme une bombe.
Comme il y a une école sur le chemin, parfois il y a des enfants qui traversent, alors je leurs dis "cassez-vous les enfants". Je les insultes pas, parce que c'est des gamins, mais j'avoue qu'un "fils de pute" ça ferait du bien. Et ça arrive que t'as un mioche qui traine la patte, qui reste bloqué sur le passage piéton, avec moi qui arrive tel un MIG29. Vous savez combien c'est difficile de repartir quand on est à vélo dans une pente ?
Alors je fonce sur le petit et au dernier moment je lui envoie un coup de pied au cul pour qu'il dégage de ma voie.
Priorité aux vélos.
Et s'il s'avère qu'il a une bouteille en PET au bout des bras, des chausses NIKE ou autres produits de la globalisation, la fessée n'est que plus forte.

Là où ça chauffe, c'est plus haut, lorsqu'il y a les feux de circulation.
Les voitures se croient tout permis, alors je me mets devant. Une fois, un mec a klaxonné, alors je me suis retourné avec le reflexe d'un requin et je lui ai dis "fils de pute !" il a pas fait le malin. J'ai rajouté que j'allais l'enculer à sec dans le buisson s'il continuait. Vous auriez dû voir comme il s'est déconfi.

Le problème avec le traffic, c'est que la planète va mal et que les gens comme moi font attention à ce qu'elle aille mieux en roulant de manière écologique. Et ces fils de pute d'automobiliste continuent à polluer comme si de rien n'était. Alors moi, l'outil le plus efficace que j'aie trouvé c'est d'insulter les gens.
Mais parfois il faut que je fasse attention:

Une fois, en descente, j'étais à fond la caisse et une pouffe me coupe la route. Alors je lui dis "salope" et je lui fais un double doigt d'honneur. Mais avec la vitesse, et les mains en l'air, j'ai failli rentrer dans un trottoire et me tuer là, comme un poisson qu'on énuque contre le bord d'un bateau.
On aurait pu me ramasser, me paner et me frire.
Si je suis si virulent, c'est parce qu'on voit que la démocratie a montré ses limites. Les gouvernements ne font rien, on court tout droit vers la 6ème extinction de masse, il n'y a plus d'insectes, ni de mamifaires, alors j'ai décidé de cumuler les incivilités.
Si je suis méchant, c'est pour vous sauver, et parce que ça me détend.

Sauf qu'une fois, ça ne c'est pas passé comme prévu.
J'étais arrêté à mon feu, en montée. J'avais le casque sur les oreilles, alors je n'ai pas entendu lorsque le feu est passé au vert. Une voiture klaxonne, je fais semblant de rien ententre. Elle klaxonne encore, je me mets à danser, parce que c'est une musique entrainante. Elle klaxonne une troisième fois et là je me retourne.
Ce matin là, j'avais fait beaucoup d'exercice et de vocalises.
Et remplit de rage, je descends du vélo, je commence à soulever mon vélo, à bout de bras.
La dame me regarde, moi et mon vélo sur la tête que je m'apprête à lui balancer sur la carrosserie à cette salope de pollueuse de merde. C'est à cause d'elle et de toute sa lignée germinale si aujourd'hui on à la pire sécheresse depuis 500 ans. C'est à cause d'elle si l'arctique n'a jamais eu aussi chaud depuis 7500 ans.
Je ne sais pas ce qui se passe, mais ça gueule de terrorisée, ses yeux ronds de peur… j'ai comme un coup de foudre. Ma force se fait la male de mes bras et mon vélo me tombe sec sur le pif. Je gueule un peu, je regarde cette femme, le velo bouge et je ne sais pas trop comment, le bout du guidon vient se flanquer dans l'oeil.
D'abord je vois cette femme, ensuite je vois le bout de métal qui approche. Et lorsqu'il me rentre dans l'oeil, je ne le vois plus, mais les autres sens entrent en jeu. A l'oreille, ça fait un bruit visqueux, une sorte de plouich, et à la douleur, on a l'impression qu'on vient de vous transpercer la tête.
J'ai un reflexe de jeter mon velo sur son capot, je l'entends hurler et elle accélère en essayant de m'éviter. Alors que le sang jaillit un peu comme dans la fontaine de Trève, elle me passe sur le pied. Mon cerveau sait plus trop où ça fait mal, pied, oeil, capot ?

A ce moment là, je dois m'évanouir, parce que tout ce que je me rappelle c'est un monde devenu rouge.
Je hais les voitures. Fils de pute.
Lorsque l'ambulancier arrive, j'ai la tête qui tourne plus rond, je déconne comme il faut. Je lui dis "laissez-moi crever sur ce carrefour pentu".
J'ai pas envie de faire de la poésie, mais je lui dis que j'ai plus envie de vivre si c'est pour qu'on meurt tous bientôt, de faim, de soif et de co2. mais là, ce fils de pute me craque de la drogue dans le nez. J'essaie de le regarder très méchant, je lui dis d'ailleurs "fils de pute".
C'est illégal ce qu'il m'enfile, mais putain mon corps se distance de mon esprit.
Suis-je un corps, ai-je un corps ?
Je me vois sur la sivière, d'en-haut. Le vélo m'a pas loupé, ce fils de pute.
Ma gueule, on dirait du Caravage. Mon pied, du Picasso.
Ä l'hopital ils me gardent quelques jours. Trop à mon avis, bien trop pour un pied applati et un oeil crevé, après on s'étonne que la prime des assurances augmentent.
Les fils de pute.

voilà comment ça se passe par ici.
Mais s'ils croient que cette histoire m'a calmé, permettez-moi cette expression: ils se mettent le doigt dans l'oeil.
Bien au contraire, je vais défoncer tous ces fils de pute de conducteurs jusqu'à ce qu'ils arrêtent de rouler et nous foutent la paix à nous, cyclistes du bonheur.
Les routes, je vais les recouvrir de tapis cloutés.
Je vais mastiquer les trous des pompes des stations service.
Je vais aller meuler toute la signaletique pour dégouter les gens de rouler à tout jamais.
Car je veux que l'on vive pour toujours.
Pour toujours.


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