Le monde merveilleux de Sociovore : Femelle ou croquette ?

Femelle ou croquette ?

Lorsque mon grand-père a quitté ce monde, il a fallu se répartir ses biens.
Comme pognon rime avec tension, on s’est tous foutus sur la gueule en famille.
Les gens se sont montés entre eux, critiqués, vilipendés, vitupérés jusqu’à la moelle.
Dans ce dédale, on m’a refilé le cleb.
« On », c’est ma mère. Elle m’a dit « on l’pic ? »
Alors je lui ai demandé « ac un cactus ? »
Elle n’a pas trouvé ça drôle. On ne plaisante pas avec la mort.
Du moins pas en période de lègue.
Elle m'a repris en me disant qu’on avait qu’à le pendre avec sa laisse sur le cerisier du jardin, que ça passerait pour un suicide certain, « on croira même que c’est une grosse cerise qui pendouille » qu’elle a rajouté.
Mais le suicide est un acte égoïste.
Et l’égoïsme, c’est très très très très mal.
Alors je l’ai hérité moi, du toutou.

Toutou… Devrais-je dire « toutouE ».
Mon feu grand-père l’avait nommée « Michelle ».
Michelle, sa belle chienne, sont des mots qui vont très bien ensemble.
Mais moi, autre époque oblige, je l’ai rebaptisée balaLaïka, parce que le bruit était une composante notoire de sa personnalité : ronfler, péter, et parfois roter à la gueule des gens qu’elle affectionnait.
Quelque part elle était un exemple à suivre, car les complexes ne l’atteignaient guère.
Cependant, la première fois que je l’ai sortie pour lui faire renifler la ville, je l’ai trouvée tellement femelle, à marcher avec ses pattes les unes devant les autres, à trémousser du bassin, à parfumer de joie partout où elle pissotait, à aboyer gentil sur les pâquerettes du trottoir.
Même quand elle voyait un mulot, c’était une boule de candeur qui s’élançait pour finalement le dévorer d’un coup de museau, avec grand style.
Une princesse.
On aurait dit une princesse.
Tous les chiens du quartier se lançaient dans des rituels particuliers, comme l’anulingus, si bien que je devais les chasser à coups de pied dans les côtes, pour les dissuader d’engloutir le fondement de ma balaLaïka.
Avec cette chienne, je me suis découvert un côté protecteur : à chaque fois qu’un galeux en rut s’approchait d’elle, la rage me montait dans la citrouille et je devais faire preuve de citoyenneté pour que cela ne se transforme pas en carnage.
Dans le paquet des indésirables, il y avait aussi un être d’une acuité intellectuelle hors-norme, à l’éducation hors pair, qui avait la fâcheuse tendance à mettre ma balaLaïka hors de soi.
« “Gade môman, un ‘ien » qu’il disait, avant de rabouler les mains devant lui pour la tripoter.
Elle prenait l’escampette en poudre, tremblotant de toute part, la tête baissée, la queue entre les jambes.
« On doit la laisser tranquille, elle a perdu son papa » que je lui disais à ce génie, à quoi il rétorquait qu’il fallait lui faire un câlin pour la consoler, tout en se décrochant de goûteux mickeys.
Mais je ne lui ai jamais laissé la toucher.

Un jour j’étais tellement excédé par ces agressions de trottoir qu'une fois à la maison, je lui ai demandé à ma balaLaïka, « mais tu veux pas devenir un toutou toi ? »
Un mâle.
Parce qu’être une femelle, c’est trop dangereux.
D’abord pour elle, car en étant trop princesse elle va forcément tomber sur un pignouf qui va abuser d’elle.
Et dangereux pour moi, car je vais sûrement finir en tôle en désirant raccommoder le pignouf sur lequel elle va tomber.
Alors j’ai répété « tu veux hein, tu veux devenir un toutou mâle ? » elle se mit à frétiller la queu-queue en tournant sur elle-même, le tout ponctué par un « wouf », ce qui voulait dire oui.
À partir de ce moment-là, on a entamé un processus pour essayer de défaire les années de sélection naturelle qui l’ont rendue si soumise et si docile.

La première fois qu’elle s’est arrêtée pour se frotter la pépette contre l’écorce d’un bouleau, je l’ai interrompue en tirant sec sur la laisse dans le seul but de lui apprendre le nouveau code de l'espèce : le lever de patte.
Elle est tombée sur le côté, parce qu’elle n’était pas habituée à faire comme un mec.
Il faut du temps pour s’imprégner d’un rôle. C’est un peu comme porter des talons aiguilles, il faut du temps.
À la maison, j’ai placardé des photos de molosses partout : devant son écuelle, sur la porte d’entrée et j’en ai même fait des coussins.
À la télévision, j’ai sacrifié le TJ pour le canal « animaux » afin qu’elle s’imbibe du comportement des alphas.
Le soir, après la petite histoire et le bisou de la nuit, je lui laissais YouTube à côté du couffin, pour le côté subliminal.
Avec des chiens de rappeurs, de ceux avec des lunettes de soleil et des chaines autour du cou, des chiens ayant bien réussi leur vie.
Même mon comportement je l’ai adapté : j’ai commencé à lui parler comme à un mec, avec cette inflexion que l’on fait en fin de phrase si typique du microcosme masculin.

Peu à peu, à coup de Pavlov, de croquettes, mais aussi d’amour (il ne faut jamais l’oublier, l’amour), elle a commencé à lever la jambe… Pour se pisser sur l’autre jambe.
C’est quelque chose à laquelle on n’y pense pas forcément, mais si les mâles peuvent lever la patte, c’est parce qu’ils ont un petit tuyau qui permet d'éclabousser le poteau, l’arbre ou le vélo.
Quant à elle, elle se pissait dessus et une fois à la maison, la chaleur faisait ressortir l’odeur.
Ça embaumait à cause de toutes les protéines qu’elle bouffait : protéines, impliquent composés azotés, impliquent urée.
Et qui dit urée, dit odeur.
Cette théorie olfactive je l’avais apprise avec mon grand-père, lorsqu’il a perdu la boule.
Au début c’était rigolo, il mélangeait ses enfants entre eux et moi il ne savait plus qui j’étais.
Ce qui m’arrangeait bien, comme ça je n’avais pas besoin de lui parler.
Mais à la fin, on devait le nourrir à la cuillère et le nettoyer. Même les pampers n’arrivaient plus à contenir sa vie qui se délitait.
On a vite arrêté de lui administrer des protéines pour ne pas qu’on le confonde avec une fosse septique. Après ce changement, c’était un peu comme torcher un lapin.
J’ai pris pareille résolution pour balaLaïka, en abandonnant bœuf et poulet.
En plus, en rendant son chien végétarien, on aide un peu la planète.
Si au début ce n’était pas facile de l’habituer à son nouveau régime, elle finit par obtempérer. « Quand on crève de faim, on mange ce qu’il y a », disait mon grand-père.
Il avait fait la guère, il s'y connaissait en psychologie de la famine.
balaLaïka s’est mise à manger du brocoli à foison.

Quant à son problème anatomique, je lui ai commandé un pisse-debout pour enfant, sur Wish.
Pour le faire rentrer dans balaLaïka, il fallait forcer un peu sa géométrie.
Mais une fois croché, elle ne pouvait plus s’en passer, à emplâtrer murs et jardins.
Sur Wish, j'ai aussi commandé une coupe menstruelle, pour en finir avec les couches.
Parce que le plastique, c’est plus esthétique.
Pour la vider, facile : dans la baignoire, suffisait de décrocher sa cup, ça faisait « splouuuch » comme une ventouse à goguenot, et le filet de sang de se jeter dans la gorge du drain. Ensuite un petit coup de pommeau par-derrière pour la nettoyer et on était reparti comme en quarante.

Si balaLaïka pissait enfin comme un mec, sa démarche fautait encore.
Lorsqu’elle posait la patte, elle déployait trop d’élégance à écarter ses coussinets avant de toucher le macadam.
J’ai bien essayé de la rectifier, cette prestance, en mettant du scotch au bout de ses pattes…
Mais certains défauts sont plus difficiles à corriger que d'autres, j’ai dû appeler à l’aide, en consultant une psychologue pour chien. La première question qu'elle m'ait demandée fut « Quand avez-vous senti que balaLaïka voulait changer ? »
Je lui ai expliqué la façon de donner son accord, en bougeant la queu-queue et en faisant « woof ».
Je lui ai aussi expliqué que tous les chiens galeux viennent lui renifler le cul, dans le seul but de la pilonner et que je n’aime pas ça.
Elle rajoute « n’avez-vous jamais pensé à simplement la stériliser ? », car gratter l’utérus et ablater les ovaires, ça répugne les mâles.
Je lui ai demandé si ça lui avait déjà traversé la tête de stériliser sa fille.
Elle a levé les yeux au plafond, en expirant.
J'ai continué sur ma lancée, en lui demandant pendant qu’on y est « vous allez me dire qu’elle doit arrêter de mettre un ruban autour de la tête parce que ça excite les mâles ? »
Elle a soupiré très fort et elle me dit que pour l’allure, on ne pouvait pas grand-chose.
Elle m'a sorti le fameux débat sur l’instinct et l’acquis, comme quoi « on nait chienne, on ne le devient pas ».
Je me suis écrié, « Donnons-lui de la testostérone canine », pour qu’elle devienne musclée, méchante et agressive, car il n’y a bientôt plus que le train qui ne lui ait pas encore bouffé le cul.
« Les hormones ne vont pas faire de votre corgi un pitbull » qu’elle m'a dit avec un air hautain.
« Il faut tenter le coup » que je lui ai rétorqué, car avec de pareilles idées on ne serait jamais allé sur la lune, on n’aurait jamais découvert l’électricité ou l’avortement.
C’est plus ou moins comme ça que l’on a injecté de la testo dans la fesse de ma balaLaïka.
Ouhhh qu’elle n’a pas aimé, elle a même essayé de mordre la seringue, cette follette.
Mais dès la première piqûre, c’était la majesté, le courage, le pas sûr qui l’avaient envahi.
J’avais l’impression de revoir mon grand-père en pleine force de l’âge, celui qui m’a bercé sur ses gros pectoraux à coup de fierté.
Pas celui à qui je devais gratter les pétoles en fin de vie.

L’avantage en devenant un gars c’est que certains tracas de la nature disparaissent.
Plus besoin de cup, le génie chimique permettant dorénavant d’accéder à la propreté masculine.
Par contre le pisse-debout, je devais encore le lui laisser, en attendant la chirurgie de réattribution.
Lorsqu’on l’aura changé, on fera ces trucs de mecs, comme se pincer le currywurst, s’amadouer sur les chiennes du quartier, ou se tricoter un pull à grosses mailles, lui sur mes genoux, moi sur mes crochets.
Entre couillons on se comprendra.
Mais en attendant la greffe du symbole, je le nettoyais, une fois par semaine en respirant par la bouche.
Maintenant quand il aboyait, arrrouuu, c’était deux octaves plus graves qu’avant.
Même sur les pandores il crachait ses octaves, arrrouuu, ça les faisait frémir du croupion.
Et les arbres lui faisaient une courbette de respect avant de se prendre un jet en plein tronc.
Le jour où ma fierté fut à son paroxysme fut le jour où il commença à remettre en question mes ordres : « Assis » que je lui dis.
« Arrrouuu » qu’il me répondit.
Là j’ai su que son apprentissage était achevé, que j’en avais fait un esprit libre, un esprit critique.

Mais la vie a ce côté rébarbatif qui empêche d’apprécier ses réussites.
Quand ça devient « trop bien », le karma tourne, comme s’il fallait un palliatif à la fatuité.
Un jour, alors que tout allait pour le mieux du monde, le gamin extrêmement intelligent du quartier se mit à gazouiller « “gade môman, le ‘ien » et je l’ai vu rabouler avec les mains devant lui.
balaLaïka prit l’escampette en poudre, comme à son habitude, mais ce démiurge la bloqua dans un coin.
Alors je lui ai parlé bien fieffé à ce fadé en lui disant « Jeune troubadour, prends garde au fiel de roquet », mais il continua à postillonner « 'etit fien » en s’approchant de balaLaïka.
Dans mon élan de bienveillance j'ai braillé « vade retro, patatas ! » sans plaisanter cette fois, car balaLaïka ne pouvant s’échapper tirait les oreilles en arrière en affichant ses canines.
Lorsque l’on est correctement câblé, on comprend que de montrer son envie de bouffer l’autre n’est pas un signe de tendresse.
Mais le petit intellectuel avança en bavant un mélange de mouchure et de chocolat, des bulles en prime. Il mit les mains devant lui et… se mit à hurler et à hurler et à hurler, en disant « mômannnn le “ien il est méchant », avec une cacophonie de ouins et de larmes.
Ah, les intellectuels, personne ne les comprend quand ils s’expriment.
Pourquoi tant de cris alors ? Car mon balaLaïka a pris sa tête pour un mulot.
Ça a giclé un peu du sang, mais trois fois rien.
Si on m’avait demandé mon avis, j’aurais dit que le gamin était largement plus mignon sans sa joue, il ressemblait moins à ses parents.

La meilleure réponse que la société ait trouvée aux incivilités humaines est l’euthanasie.
De balaLaïka évidemment, l’humain gagne toujours.
J’ai essayé de me perdre dans toute l’argumentation du monde, en montrant que c’était un bon chien, qu’on s'apportait parmi des torrents d’amour.
Mais niet, on n’a pas voulu m’écouter.
Alors j’ai proposé que plutôt que de le crever gratuitement, mon balaLaïka, autant le disséquer, pour offrir ses organes à d’autres dans le besoin.
Mais re-niet.
Quitte à le tuer, qu’on le pende au cerisier, que l’on fasse passer cette mascarade pour un suicide, comme si c’était lui qui avait choisi sa propre mort, juste par dignité.
Encore NIET.
En dernier recours, j’ai dit que je voulais le manger.
Manger son meilleur ami, pour l’emporter avec soi toute la vie.
Le juge a secoué sa tête, pour me sortir encore une fois niet…
C’est comme ça que mon balaLaïka a fini dans un sac poubelle avec des restes de hamsters estropiés et de chats cancéreux.
On m’a juste retourné son pisse-debout en guise de cendres.
Moi, je les hais tous.

Les êtres, c’est toujours comme ça :
Quand ils ne sont pas là, on n’est pas triste, car on ne sait pas le bonheur qu’ils peuvent nous apporter.
Puis lorsqu’ils sont là, on ne comprend pas comment on a fait pour vivre sans eux.
Enfin, quand ils ne sont plus là, on se dit qu’on aurait moins dû s’y attacher, ou que dans la logique des choses, on aurait dû partir avant eux.
La tristesse, ça noircit les idées.

La prochaine fois je m’impliquerai moins émotionnellement.
Sous le cerisier de mon grand-père gît une fourmilière aussi grande qu’une colline.
Il parait que lorsque l’on écrase la reine pour en sortir le suc, des phéromones sont dégagées.
Ça ébaubit le reste de la troupe :
Dans un premier temps, les fourmis se déchiquètent les pattes entre elles pour s’immobiliser, puis entre congénères, elles se sucent le gras du cerveau.

Quand ça va mal, il faut chercher les petits plaisirs là où ils se trouvent encore.