Entretien paillasson - Quand j'ai envie qu'on ne m'engage pas.

Entretien paillasson

Thème Mourir de rire
Groupe d’écriture Les dissidents de la pleine lune.
Caractères 5800

Nous avons le plaisir de vous compter parmi nous.

Ce que dit la lettre.
Incompréhensible.
J'ai pourtant tout fait pour ne pas être pris.

Tout a commencé par une belle journée pluvieuse.
Mais ça, limite on s’en fout.
Vinrent ensuite les salamalecs d’entreprise, avec les sourires forcés et les poignées de mains serrées.
Puis la RH.
Puis le café. Quelques rires artificiels.
Puis les techniciens.
Mais surtout la RH.

D’abord je lui dis 'jour, sans trop m’extasier.
Elle me dit de m’assoir là et de faire ci et ça, de lire, de tourner des feuilles et de signer.
Elle a des petits nichons aussi.
C’est joli des petits nichons. Dommage qu’on n’ait pas le droit de les regarder.
Elle me présente les lieux, me dit que c’est un travail requérant un ballot de créativité et que par conséquent, l'interview sera standard et ennuyant.
À chacun sa logique, mais dans l’imaginaire collectif le créatif sait rendre la banalité de la vie attrayante.
Elle commence par « Pas de cravate aujourd’hui ? »
Je lui dis que mes poils sont ma fierté, que je me les suis lissés ce matin, alors je les affiche en boutonnant à peine ma chemise.
« Ah », rétorque-t-elle en notant un truc sur son papier, avec un cercle.
Ensuite je crois mal entendre, elle me demande, « si vous étiez un animal, lequel seriez-vous ? »
Cette question n’est donc pas un mythe…
Je la regarde, elle, ses petits nichons. Je ne souris pas. Je ne souris jamais, parce que j’ai horreur de sourire et lui catapulte « un bonobo, j’pense ».
Elle se passe les mains dans les cheveux et me dit « Intéressant… pourquoi donc ? »
Car c’est la plus belle expression génomique de l’hédonisme, que je lui lâche.
« Ah », prononce-t-elle en gribouillant un autre truc sur sa feuille, avec un rectangle.

Votre singularité conviendra parfaitement à la tâche…

Qu’ils ont écrit aussi. Certainement en référence à l’autre question à la con :
« Dans cinq ans, où vous voyez-vous ? » à laquelle j'ai répondu spontanément « Certainement mort ».
Elle me montre ensuite tout le blanc de ses yeux, avant d’enchainer sur « mais pourquoi donc ? »
Pourquoi, pourquoi, mais j’en sais rien… Je ne suis pas une boule de logique à chercher constamment le pourquoi du comment de la raison de l’explication.
« Savoir vivre, c’est se préparer à mourir » que je lui rétorque.
J’invente rien, c’est du Montaigne détourné, « Philosopher, c’est apprendre à mourir ». Mais je m’abstiens bien de le nommer, sinon c’est l’embauche assurée.
Elle poursuit, « et comment voyez-vous votre mort ? »
« Blême et froid à la morgue, sur une plaque en ferraille », je lui réponds.
« Ah », me dit-elle en dessinant encore un truc sur sa feuille, avec un triangle isocèle.
Puis elle me demande de développer.

J’inspire alors tout l’air du monde en reluquant un coup ses petits nichons, je lui dis « bah, je me verrais là, sous un drap immaculé ».
Moi mort et moi légiste, je me ferais tomber le linceul pour me découvrir un sexe de mulot qui n’aurait même pas su profiter de la rigidité cadavérique.
Ensuite en guise de va-tout, je lui sors la carte du dépressif.
Parce qu’on les déteste ceux-là, y’a rien de pire qu’un saccagé de la boussole pour le corporate world.
Je lui dis que je serais debout à contempler mon visage si fade et plat manquant constamment de sourire, morne jusque dans la mort.
Elle cligne à peine des yeux.
Je rajoute « Ma fucking resting bitch face que je pourrais tanner… »
Elle m’interrompt « c’est quoi ? »
Je lui explique que c’est ma sale tronche de putasse, lorsque je ne suis pas en train de jouer un rôle social.

 

… votre autodérision, ainsi que la légèreté au regard de votre propre personne nous ont conquis.

La connerie est comme un arc-en-ciel, elle est remplie de nuances.
J’ai la prose facile lorsque je suis dépité.

« Continuez » qu’elle m’ordonne.
Je continue, puisqu’elle l’ordonne.
Moi le légiste dirais à moi le mort « pourquoi cette gueule de couillon ? » alors je me mettrais les mains dans la bouche de moi le mort, et j’écarterais, et j’écarterais de toute mes forces.
« Et ensuite ? » elle me demande.
« Et ensuite je me ferais péter les mandibules, jusqu’à ce que la partie basse de la bouche soit sur le côté, disloquée, comme un dromadaire qui broute ».
Elle avale sa salive, c’est alors que je rajoute « je pourrais enfin dire : papa, maman, j’ai corrigé vos erreurs ». Pour une fois dans ma vie j’aurais l’air d’être souriant, de rire même.
Vaut mieux très tard que jamais.
Puis je la regarde, dans les yeux cette fois-ci et je lui demande « vous avez des loupiots ? »
« Deux garçons »
« S’ils sont comme moi », je lui dis, « ils vous haïront par les couilles de les avoir enfantés ».
Sur cette phrase, je ne parle plus uniquement que pour elle, mais pour la salle tout entière, même si ça représente pas grand monde.
Aristote, Quintilien, Cicéron, Idéfix, ils sont tous là avec moi, ils me possèdent de la barbe jusqu’au cul.
Elle déglutit, la pièce est muette, seule la clim ose vrombir de froid.
Puis elle recule sur sa chaise, commence à applaudir et me dit « cette façon de raconter… votre récit… ils m'ont subjuguée ».
Ensuite elle m’échafaude un flan pompeux sur l’amour inconditionnel parent-enfant, « heureusement que ce genre d’histoire n’existe que dans la tête des farfelus », qu’elle rajoute.
C’est comme ça que je l’ai quittée, en lui serrant la pogne, plus moite qu’à mon arrivée.
J’ai forcé un brin sur les miches, question de minimiser mes chances d’être engagé.
Elle m’a repris en replaçant son soutif, « je ne comprends pas ce que vous vous êtes efforcé à regarder ».

Je lui fais enfin un sourire, sans répondre.
Jamais je ne justifierai ma passion du nichon.

 

Nous tenons à vous rappeler que le dress code est au smart casual, sauf le vendredi où le casual Friday est de mise.

Ça tombe bien qu’ils le mentionnent, je souhaite faire sensation pour mon arrivée.
Smart casual signifie t-shirt, short et pantoufle, me semble-t-il.
Les mots, surtout ceux des autres, ont la valeur qu’on veut bien leur donner.