Le murmure des bouquetins

Le murmure des bouquetins

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"C’était un accident", qu’elle dit, "et je l’aimais quand même !"

Qu’a-t-il bien pu se passer pour qu’une femme si intelligente et si instruite finisse dans les tréfonds d’un cachot ?
C’est ce que nous allons découvrir dans un instant.

Tout commença lors d’une de ces journées d’été, où il faut monter, monter, monter très haut pour trouver cet air qui a donné le qualificatif de tempéré à nos contrées.
L’histoire se déroule dans un merveilleux pays, peut-être le plus formidable de tous les pays : Le Valais.
Là-bas, les superlatifs sonnent comme des euphémismes tant les mots manquent pour le décrire… Les gens y sont les plus sympas, le plus bel accent, le soleil le plus abondant, la meilleure gnôle et surtout le plus grand de tous les barrages à poids du monde, La GRANDE Dixence.
La légende veut que la vallée éponyme, la vallée des DIX, abritait DIX brigands.
Eussent-ils été neuf, que l’édifice se serait appelé la Neufance… bien moins glam.

Mais revenons à nos chamois.
Tout commence donc par une journée ensoleillée, devant cette télécabine qui mène au sommet de ce monumental monument.
Outre le béton, trois protagonistes agrémentent le récit : une maman, un enfant que l’on surnommera AA et une enfant supplémentaire, ZZ.
D’autres personnages secondaires, à l’accent coulant, interviennent de-ci de-là, mais ne nécessitent aucune dénomination.

"Bonjour j’aimerais 3 billets aller-retour" que réclame la maman.
Pendant ce temps, ZZ court en haut de l’escalier, en bas de l’escalier, alors la mère hausse la voix "ZZ tu reviens ici tout de suite !"
AA quant à lui attend sagement derrière elle.
"À quelle heure est le dernier retour ?" qu’elle demande au bonhomme de la télécabine.
Le mec répond "Ouvre les yeux et tu vas te répondre à ta question toute seule", qu’il dit.
AA toujours derrière, prend parole "18:30 Mutti, cela est effectivement écrit ici", en pointant du doigt un des horaires placardés partout.
Vexée par cette communication pour le moins fruste, la petite famille ainsi que des touristes embarquent dans ce bijou de télécabine.
Au moment de démarrer, AA s’exclame "Incroyable Mutti, l’angle est de 47 degrés !"
Étant donné le poids de la nacelle, la vitesse de rotation de la roue, le frottement du vent et diverses variables, "il faut au moins trois mégawattheures d’énergie annuelle pour l’alimenter", ce qui selon lui est une aberration, car étant devant le barrage, ils sont à la source de l’énergie, et pourtant l’électricité remonte toute la vallée.
Enfin LE VALAIS.
ZZ de son côté gueule et chante en se mettant un doigt dans la bouche, bouge de gauche à droite dans cette cabine qui se transforme peu à peu en pendule.
Les autres pèquenauds qui se retrouvent là malgré eux commencent à flipper leur race et la mère dit, ce que n’importe quelle mère aurait dit : "maintenant tu arrêtes !", mais ajoute "regarde ton frère comme il est intelligent".
La remarque n’effleure guère la petite fille qui continue à jouer la joyeuse… serait-elle stupide au point de se moquer de la critique maternelle ?
Arrivés au sommet, ZZ se met à détaler comme ces chiens riquiquis qui courent après le vide lorsqu’on les lache, et finit son trot devant une caravane vendant des billets pour une descente en Tyrolienne.
"Ça a l’air TROP COOOOOOOL" qu’elle dit, "peux faire momooannnnnnnnnn ?"
Si le réflexe d’une maman est de rester inflexible face aux caprices de ses enfants, elle pondère son refus, car la Tyrolienne est peut-être une solution à ses maux.

La famille arrive à la rampe de lancement, ZZ se voit harnachée et prête à être expédiée sur la corde longeant le barrage.
La mère demande d'une voix de moineau au responsable de l’installation, "Est-ce qu’on pourrait laisser la sangle desserrée ?"
"Z'êtes Vaudoise ou quoi ?" qu’il demande.
Elle répond que non, qu’elle n’est pas Vaudoise.
"L’seul moyen qu’on t’foute en bas ici, c’est qu’t’es Vaudoise", qu’il rétorque, "Pis celle-là toute manière elle est trop p’tite pour être déjà couillonne".
Il coupe court à la causette et lance ZZ. Elle pousse des braillées de liesse, de celle qui viennent de l’intérieur, elle envoie des "Youhouuuuu" qui ricochent en écho.
L’opérateur s’esclaffe "Regarde voir aller descendre celle-ci,En valaisan il n'est pas rare d'aligner 4 verbes ou plus. on dirait qu’elle a vu le loup", tandis qu’AA en pleine extase analyse "700m avec un dénivelé de 58m… cela représente une pente de 8.2%. Si le coefficient de frottement statique μ est de, supposons 0.5, la vitesse maximale est de 64km/h, est-ce juste ?"
L’opérateur fixe le mioche en levant les sourcils et lui dit "écoute gamin, t’ferais mieux de pomper une goutte plutôt que de t’emmerder avec tout c’petchice foutoir qui tient pas debout une mouche".qui n'a pas de sens
Par "goutte", il pense nectar divin, il pense Fendant, Syrah, Heida ou Cornalin. Abricotine et Génépi. P’tite Poire ou Prune. Avec de la viande séchée et du fromage, tu crois quoi.

Au moment où ZZ décélère en bout de cordage, elle frétille de tous ses pores.
Maintenant il faut les fatiguer. Cette mère si intelligente et si instruite décide alors de les amener en balade, sur un chemin au nom de sentier des bouquetins.
Il s’appelle de la sorte, car selon un dicton du coin, "si sur le chemin, tu vois pas le bouquetin c’est vraiment que t’es crétin".
À peine quelques pas plus tard, ZZ hurle "'garde maman, un bouquetin !"
La maman se cache les yeux en répondant d'un air navré "c’est une vache".
Bien qu’il s’agisse d’une vache de la plus belle des races qui soit, celle de la race d’Hérens, pourquoi est-ce que l’Univers n’a pas daign émettre l’ombre d’une lumière dans l’esprit de cet être ?
Elle a pourtant suivi le plan… des PMA, en crevant à chaque fois les embryons avec le QI le plus bas.
La même éducation inculquée aux deux : musique classique, sport dynamique, psychologie clinique, informatique, assez de langues pour communiquer avec l’Occident, et ce dès le berceau.
Et pas de zobar, pas de patriarcat.
Cependant à ses yeux, l’un a un cerveau de génie, l’autre a une hernie de cerveau.
La maman s’adresse à ZZ "Lorsque tu vois une vache plus grosse que toutes les autres, avec un énorme paquet qui pend entre les jambes" qu’elle dit, "frappe dedans de toute tes forces".
Pour changer, ZZ n’écoute rien. À la place elle fait du grimpe-modzongrimpe-vache.
Soudain on entend AA qui s’exclame "Mutti, j’ai trouvé le bovin qui sied à votre description", il a la position d’un gardien de but, prêt à taper très fort pour dégager sa roubignole.
La mère hurle "ne fais pas ça", l’enfant se pétrifie tout entier en disant "d’accord Mutti".

S’ensuit le reste de la promenade, où ZZ fait des allées et venues dans tous les sens, à sauter sur des bouts de caillou, arpenter des morceaux de rivière, remonter la dérupela féroce pente avec une telle aisance que l’on pourrait s'interroger si ce n’est pas elle, la bouquetine du sentier.
Quant à son frère, il trime. La marche ce n’est pas son truc à lui. Il demande à sa mère "Mutti, donnez-moi la main, je peine à mettre un pied devant l’autre".
Il a la jambe qui flanche le crazetpersonnage fluet, pas un gars de la montagne, le dos manque de se briser, chaque pas est une victoire contre une luxation de sa vie.
En bout de chemin, ils passent devant un de ces tunnels de montagne percés pendant la guerre.
De là s'échappe un air glacial, celui de l'estomac de la Terre.
AA s’enquiert "C'est une climatisation naturelle Mutti" qu’il dit, "ne pourrait-on pas creuser davantage les montagnes du monde pour y loger l’humanité ?".
La maman, fière de la sortie de son rejeton minaude "très juste AA, voilà du refroidissement gratuit pour les Hommes". Et les Femmes, et tout ce qu’il y a au milieu.
Mais avant ces projets de cramineUn froid apocalyptique. Antonyme: la tschaff. pour tous, on attendra l’avènement de la fusion à hydrogène avec son énergie ad infinitum, car on est un peu ricrac en ce moment avec les seules réserves du barrage.

La mère propose à ZZ "Tu ne voudrais pas aller faire un tour dans la montagne ?", question qu’elle s’aère la créativité et la môme exulte "OH OUI, TROP COOOOOOOOOOOOOOL".
On l’aperçoit rentrer dans ce tunnel aussi sombre que le trou du cul d’un bouc.
La maman dit à son AA, "viens, on part, dépêche-toi", alors ils s’éloignent à pas de Dahutanimal mythologique des montagnes, connu pour ses 2 pattes courtes..
Ils empruntent des chemins si tortueux, que la mère décide de prendre AA sur ses épaules, pour pas qu’il s’entame plus qu’il ne l’est déjà.
Lorsqu’ils croient l’avoir semée, on entend "regardez ce que j’ai trouvééé".
Les tsatzles culottes, pantalons moitié blekquelque peu mouillé à trifouiller dans la patchokla gadoue, mais surtout la neige fondue de la caverne, ZZ ramène une chaussure en lambeau à bout de bras, "il a surement été dévoré par un ours le monsieur" qu’elle dit, "c’est TROP COOOOL".
La maman se tape la joue… comment est-ce possible que la science lui ait fait un coup pareil ? À elle ?

Avant de partir, ZZ veut claquer ses dernières calories en faisant une ultime pirouette sur le barrage, afin d'immortaliser le panorama dans ses souvenirs.
Elle va au milieu, là où le barrage est le plus profond, côté vallée.
Enfin, côté VALAIS.
Elle se penche sur la barrière.
Sa mère à bout de souffle dit "maintenant tu redescends", mais ZZ fait des "lalalala" en décollant même les pieds.
Pendant ce temps, AA calcule l’énergie cinétique que dégagerait ZZ si elle venait à chuter de ce point, mais la maman lui demande d’aller retenir sa sœur idiote.
Alors que AA se cramponne aux pieds de ZZ, une idée copernicienne, voire newtonienne vient lui picoter les méninges.
Elle chuchote à AA, "Pousse-la".
AA ne comprend pas cette information des plus contradictoire, il se met à la pogner de plus belle pour l’empêcher de tomber.
Toute sa force de freluquet y passe.
Elle réitère "je t’ai dit de la pousser, non pas de la tirer".
"D’accord Mutti", répond AA, et sans une once d’hésitation, il pousse sa sœur en bas.
Devant la scène, les promeneurs crient des "Oooh !", la maman hurle des "Haaa !" tout en feintant l’horreur. Elle prend sa graine de couille dans les bras, en lui susurant "bravo mon chéri".
Elle se met à chialer, et à chialer… un peu pour de faux, mais un peu pour de vrai aussi, car y’a quelques souvenirs avec sa petite sotte qui lui reviennent.
Forcément, la famille proche ça fait toujours bizarre quand ça crève, même si on les déteste.
Elle ne veut pas regarder en bas, pour ne pas se confronter à cette fatalité forcée qui a dû s’éclater en hachis parmentier au fond du mur.
Car disons-le, la gamine a surement loin la tête."avoir loin" est difficile à traduire. Ca veut dire retirer, enlever, ne plus avoir. Les passants quant à eux sont collés à la barrière, ils se font des risettes entre eux, preuve que même l'altitude n'étouffe pas un Schadenfreude.
Soudain on entend provenant de plus bas, "c’était TROP COOOOOOL".
ZZ n’est pas putzde "Putzen" (nettoyer), "être putz" veut dire "mourir bientôt", ou simplement être mort. ! Ouf !
Bien au contraire : elle a glissé le long de la pente pour se poser telle une pimprenelle sur le balcon du barrage quelques mètres en dessous.
Maintenant tout ce monde se retourne contre cette maman, car ils l’ont tous entendu donner l’ordre de pousser.

C’est comme ça que cette femme, si intelligente et si instruite a fini dans les tréfonds d’un cachot.
Tu vois comment…

Mais avant de conclure ce récit, il reste à résoudre un problème de nomenclature :
Suite à cette tentative infructueuse de commettre la pire des ignominies, devrions-nous renommer ce barrage, "le barrage de la Onzance" ?

Le débat est lancé.