Le monde merveilleux de Sociovore : Concerto gériatrique

Concerto gériatrique

Thème Nuit sauvage
Groupe d’écriture Les dissidents de la pleine lune.
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L’hiver tue.
Surtout les petits vieux.
Quant à moi, j’ai encore trop d’années à tirer avant qu’il me tue aussi. Je suis plus vivant qu’une carpe, mais sans le sou.
Lorsqu’on m’a proposé d’animer un home pour personnes du 8e âge, j’ai dit oh oui, c’est avec joie que je vais galvaniser leurs neurones ramollis.
En plus, ça fait des années que je n’ai pas visité un camp de fin de vie.
La dernière fois, c’était ma voisine.
La mère de mon père.
Je l’aimais beaucoup ma voisine. Sa philosophie était plus douce que celle de mes parents : des gâteaux plutôt que des torgnoles.
Donc forcément je l’aimais beaucoup.
En vieillissant, elle est devenue gourmande en attention. Elle voulait voir davantage son petit fils et voulait aussi que l’on prenne du temps pour faire causette avec elle, toutes ses copines étant trop occupées à sucer les pissenlits par la racine.
On lui avait alors dit « va dans une résidence », car sincèrement, personne ne trouve le temps pour un tête-à-tête avec une vieille, « tu verras, tu vas te faire des amis là-bas, taper aux cartes, peut-être même te taper un chevelu ».
On a fait passer l’obsolescence de l’existence comme quelque chose de fun.
Mourir, le coup de poker de la vie.
Une fois tombée dans le panneau, la seule amie qu’elle s’était faite s’appelait fatalité. À chacune de ses visites, elle lui offrait une ride et lui volait une idée.
Face à cette déliquescence j’essayais de la ravigoter à ma manière, avec des jeux de mots pour stimuler son cerveau et des mots de je pour stimuler son ego. Je lui répétais « va mieux », pour qu’elle aille mieux.
Pas réussi. Un échec.
Elle est morte étouffée dans son vomi.
Voilà ce que je garde comme souvenir des « homes ».

Lorsque j’arrive, on a rassemblé la petite foule dans une salle blanche. Blanche non pas parce que le germe y a été congédié, bien au contraire, ici l’odeur de merde et de naphtaline viennent décaper les narines. Mais salle blanche, car la lumière affiche la maladie et la folie sur les visages.
Une petite vieille me sourit et me salue d’une voix d’oisillon, « Hurley, c’est toi Hurley ? »
Aux paillettes dans ses yeux, on devine que Hurley est sa lointaine jeunesse, ses joies et ses tristesses, mais surtout ses histoires de fesses.
Je ne suis pas Hurley.
Son voisin prend ensuite la parole, « Pendant la guerre, j’en ai vu des gueules cassées » qu’il me dit, le débarquement, les Allemands, « mais des aussi moches que vous, rarement ».
Mon visage exhibe un rictus de politesse.
JE SUIS HURLEY.
Pour les divertir, le plan de la soirée est de jouer des morceaux sur mon petit orgue électrique tout en fredonnant du haut de ma voix rauque.
Je suis mauvais musicien, mais qu’importe, à cet âge-là ils sont mauvais mélomanes.
Comme première chanson, les Sardines © Patrick Sebastien. Du populaire, rien de plus efficace pour échauffer des sourdes oreilles.
Et les sardines, ça changera de la naphtaline.
Après quelques do ré mi, la moitié de la salle ronfle, la tête sur le côté, le râtelier prêt à dégringoler. La vieille m’interrompt en plein refrain, « Hurley, t’es sur que c’est pas toi ? Tu ressembles tellement à toi ». Je secoue la tête en continuant à chanter « ah qu’est-ce que tu vas être serrée, au fond de cette boîte ».
À peine la dernière note envoyée, monsieur ronchon balance « pendant la guerre j’en ai entendu des fanfares », dit-il, « mais rarement des si nulles ».
Merci monsieur ronchon.
Quand on est un artiste, le premier enseignement que nous apporte la pratique, c’est de ne pas porter trop d’importance à la critique. L’art est une expression de soi et soi ne doit pas forcément plaire à autrui.
C’est comme ça que je me convaincs pour éviter de chialer.
Quelques mélodies plus tard, après avoir chanté du sud au bonheur, de Padam au désespoir, l’ambiance ne prend pas.
Ça regarde parterre, ça fait des bulles de moque, ça se pissote dessus, mais zéro applaudissement. Uniquement un petit vieux qui tremble, parce que la fenêtre lui souffle un vent cru, mais pas de quoi appeler ça une « ambiance ».
Alors quand la soignante me laisse pour aller torcher le cul des moins chanceux, j’en profite pour sortir un sac en tissu, de loto. « Pendant la guerre, j’en ai vu des sacs sur la tête des détenus qu’on allait fusiller », mais oui, mais oui, jamais des aussi moches.
Je leur demande de choisir un jeton, « Hurley, c’est quoi ? Tu me donnes un bonbon ? »
Tout ça, c’est mieux que du bonbon, c’est du caramel pour l’esprit.
J’en ai toujours sur moi.
En cas de coup de mou.
Ca permet de me protéger du train ou du vide.
Je leur montre comment on met ça sur la langue et comment on avale en faisant le geste d’avaler ma salive.
Ils sont mignons, ils le font sans poser de question.
J’attends quelques instants, le temps que ça prenne.
Puis j’envoie du Hendrix. Sur un orgue électrique, c’est naze, mais Jimi, il émoustille toutes les générations peu importe l’instrument.
« Hurley, touche-moi », qu’elle hurle la petite vieille en se caressant un peu les seins, un peu le ventre, « Hurley, ne me laisse pas comme ça, c’est un suppliiiiice ».
L’autre me sort, « je me suis senti pareillement bien que deux fois dans ma vie », la première c’était après la guerre à la naissance de son fils ainé, « et la deuxième, c’est lorsque ma femme est morte ».
Le petit muet quant à lui se met à danser de la tecktonik, ça jure complètement sur du Hendrix.
Cependant… sa tremblote n’est pas liée au froid du vasistas. On dirait plutôt que c’est sa Park qui lui fait faux bond.
Fausse interprétation de ma part, mea culpa.
Ceci dit, tout le monde est heureux.
Voisine, si de là-haut tu me vois, c’est tout le bonheur que j’aurais voulu pour toi.

Lorsque l’infirmière revient, elle me dit « vous leur avez mis le feu à nos pensionnaires ».
Je lui fais un clin d’œil. Je peux, il y a eu triomphe.
Elle m’explique qu’il est l’heure de les mettre au lit.
Je lui demande ce qu’elle fait après les avoir couchés, « on ira manger et on s’aimera » je lui dis en tendant la main.
Elle me regarde, lève les sourcils et me répond « je préfère rejoindre mon mari ».

Ma soirée est terminée, le téléjournal n’a pas encore commencé.