Le monde merveilleux de Sociovore : L'hérédité de la folie

L'hérédité de la folie

Thème Entre la poire et le carnage
Groupe d’écriture Les dissidents de la pleine lune.
Caractères 3000 / 3000

On dit toujours qu’avant un certain âge, quelque chose comme cinq ans, on ne se rappelle pas de ses souvenirs.
Les scientifiques ont prouvé noir sur blanc que c’est impossible. Le cerveau étant sous-développé, les réminiscences de cette époque ne seraient que constructions ultérieures.
Ce que scientifique affirme, peuple croit.
Pourtant j’ai des flashs d’avant mes cinq ans.
Tout particulièrement une scène, que les années n’ont pas réussi à effacer.
Dans ma chambre, il y a la lumière jaunâtre des vieilles ampoules. Les volets, fermés.
Papa porte un plateau en bois entre les mains. Sur le plateau, il y a des bestioles un peu épaisses, genre des grillons. Le contexte n’est pas très clair dans mon esprit. Ni ce qu’il me dit exactement. Mais c’est quelque chose comme « tu veux jouer ? »
Alors j’en prends un, entre le pouce et l’index. Criquet dandine pour s’enfuir, mais j’attrape son aile.
Et je lui arrache son aile.
Autant le décor de la chambre est nébuleux à souhait, autant la satisfaction que je retire de ce geste est limpide.
Mon père me dit, « bravo mon fils », il me caresse les cheveux, « tu peux lui enlever la tête en tirant comme ça », il me mime un mouvement de rotation, comme pour décapsuler une bière.
Sous son regard, je pose mon autre pouce et mon autre index là où il y a les yeux, et je tourne.
Dans un premier temps, un jus transparent et visqueux s’échappe, un peu comme quand on appuie sur une beignet. Dans un deuxième temps, l’insecte arrête de bouger, car il a perdu la tête.
« C’est bien mon fils » qu’il me répète, avec ses mots qui sentent la cigarette.

La différence entre un cerveau jeune et un cerveau mature, ce sont les heures d’introspection.
Le jeune subit, le mature comprend.
Lors de coups durs, c’est à ce moment de papa-à-l’haleine-de-tabac que je repense.
Sa main, mes cheveux, cette fierté si rare qu’un père éprouve pour son fils.
On s’accroche tous à des histoires pour survivre, non ?

Hier, je l’ai vu.

Des tubes plein le nez. Vieux, moche et pantelant.
« C’est ton fils papa », je lui dis. Il me fixe.
« Mange papa », il agite la tête en guise de oui-oui, prend sa cuillère et touille le ragout.
Je lui mets la main derrière sa nuque, je lui dis « bravo papa, c’est bien ». Il me donne des yeux mouillés et me sourit.

Sur son plateau du soir, le dessert, parfois c’est mousse, parfois c’est fruit.
Ce soir c’est fruit.
Je lui dis « papa, je vais partir ». Il écarquille ses yeux, bien gros, bien ronds, « mais tu vas ouvrir tout grand tout grand la bouche et manger ce fruit comme ça », je lui mime la manière dont il faut le mettre dans la bouche en l’enfonçant dignement dans le gosier, puis en effectuant une rotation finale, pour que les dents bloquent le fruit, l’empêchant de s’expulser.
« T’as compris papa ? », il me fait un signe de la tête et me sourit. Encore.
Je l’embrasse sur le front, il sent le ragout de charogne.

Il existe tellement de façons différentes d’achever ses histoires.
Moi, j’ai simplement choisi de dire « adieu papa ».

Image - Manu Pombrol