Le monde merveilleux de Sociovore : Maman est une dinde

Maman est une dinde

Chaque année, c'est la même chose.

Personne y croit à la naissance du petit con dans sa crèche, avec sa mère la pucelle et son père l’infirme. Cependant on continue à fêter encore et encore un truc qui a plus de sens, à s’offrir des trucs qui font pas plaisir, tout en se pétant le bide avec des trucs qu’on pourrait à peine se permettre le reste de l’année.
Si on fait pas ça à Noël, mais quand le fait-on vraiment ?

Peu importe la nourriture que vous vous enfilerez, peu importe les personnes avec qui vous vous engueulerez, il va y avoir un moment dans la soirée où votre cerveau décrochera et où vous vous poserez la question, « mais qu’est-ce que je fous ici ? »
C’est à cet instant-là que vous repenserez à ma petite histoire.

L’année dernière, j’ai décidé de présenter ma nana à la famille, le soir de Noël. La bonne idée, imaginez le stress de douze.
Suzanne, elle s’appelait.
Je crois.
Je lui dis, « Suzi, j’ai une famille de barrés », et pis elle rigole, en me disant de pas m’inquiéter, car elle aussi elle en a une, de famille ollé.
En y réfléchissant bien, on a tous des familles de déséquilibrés, vous, moi, on, dans laquelle y’a quelqu’un qui a tourné la boule. Ou violé sa propre fille un soir de faiblesse. Ou trafiqué dans des affaires louches, parce qu’il s’imaginait que plus d’argent allait rimer avec plus de bonheur.
C’est peut-être ça finalement la définition d’une famille, ce groupe d’individus anormaux qui font comme s’ils étaient normaux lorsqu’ils se voient, en essayant de tirer un trait sur le passé.

Bref, on est devant la porte d’entrée avec Suzi. À l’intérieur, ça vivote, ça parlotte, ça hurlotte.
On sonne. Ma mère ouvre.
« Bonsoir, mes amours ! Mais comme vous êtes beaux », dit-elle en serrant mon visage entre ses mains. Ensuite, elle me léchouille en guise de bonsoir, pis se tourne vers Suzi, « quel plaisir de te rencontrer », qu’elle lui dit, « Suzanne c’est ça ? C’est facile à retenir, c’est comme Suzan Boyle ».
À peine passé le pas de la porte, toute la famille arrête de brailler pour nous saluer. En train de manger des feuilletés, y’a : soeurs, demi-frères, oncles. Et cousin machin qui vit dans un endroit paumé en région parisienne. Il dit, « hé les p’tits Suisses, jamais à l’heure les p’tits Suisses », avec une sorte d’accent genevois. Mais mal fait. Je me contente de grimacer en haussant les épaules.
Suzi quant à elle, fait le tour de la tribu pour frotter sa joue contre les leurs, après quoi elle s’assied sur le tabouret qui traine. Je me pose à côté d’elle. À côté de moi, y’a ce faux sapin que ma mère ressort chaque année.
Pis toute la famille se déchaine sur les questions moisies du genre, « comment vous êtes-vous connus ? » ces questions qui sont censées mettre à l’aise l’invitée et montrer qu’on est des gens vraiment trop cools.
Cousin machin demande en se bidonnant, « Suzanne, je te sers une Suze ? » il décroche pas les yeux de son décolleté. Elle lui répond en caressant mon genou, « trois jours que je le Suze et que j’avale, je prendrai du champagne comme tout le monde ».
Voilà.
Parfois suffit d’une remarque pour mettre fin aux présentations.

Y’a aussi le nouveau copain de ma mère, que j’ai oublié de citer. Je l’ai vu qu’une fois.
Ma mère, lorsque la ménopause vint lui dire coucou, la première action qu’elle s’empressa de réaliser fut de virer mon père. Parce qu’elle en avait marre de faire la potiche et d’avoir un homme avec une demi-molle même après avoir grignoté la pilule bleue©.
Ses dires.
Plus aucun enfant à la maison, plus aucune responsabilité. Elle a décidé qu’il était enfin temps de s’amuser dans la vie. Comprendre par « s’amuser », aller papillonner de fleur en fleur.
Encore ses dires.
Mais entre nous, la partie de la fleur qu’elle préfère, c’est le pédoncule.
Elle a donc trouvé ce gars poivre-sel, grosse barbe, avec un pull Mario et des jeans troués.
Et franchement, c’est un bellâtre. J’aimerais ressembler à lui quand j’aurai son âge.
Bon, je vous passe le début de soirée, parce que là où ça devient vraiment intéressant, c’est quand la magie de l’alcool commence à opérer.

Cousin machin se met à parler fort, très fort, car personne l’écoute, « les gens doivent travailler », qu’il dit, « je vois pas pourquoi je dois être le seul crétin à souffrir au travail, pendant que d’autres se la coulent douce à l’hôpital ou sur un fauteuil roulant », il prend un verre en gesticulant comme un pingouin, « si je souffre, tout le monde doit souffrir, à votre santé ».
C’est le concept de l’injustice, il est amplifié sous alcool. Sous alcool, n’importe quel laquais du travail se transforme en un aguerri Calimero.
Ma belle Suzi, elle, me regarde et me fait un clin d’oeil.
Je sais pas ce que ça veut dire, mais ça me fait grave de l’effet sexuel. En plus elle a mis un pull en mailles. C’est tellement sexy les mailles, ça dévoile un peu de ce qu’il y a dessous.
Juste un peu. Juste pour fantasmer.

Quand ça commence à sentir bon dans la maison, ma mère annonce, « vous pouvez passer à table ».
La table… on dirait un chantier de Noël. Y’a des bougies, des feuilles, des pives (cousin machin me corrigerait, « on ne dit non pas des pives, mais des cônes »), de la neige en polystyrène, et des paillettes dorées en forme d’étoile.
C’est beau, c’est kitsch, c’est Noël.
J’ai l’habitude de me mettre en bout de table, « la place du chef » comme on l’appelle. Parce que je suis le plus grand des fils, parce que papa est pas là et parce que c’est l’une des rares fois que je peux être chef de quelque chose.
Mais alors que je tire la chaise, maman dit, « on va laisser Suzanne être la cheffe de table cette année », continue, « on en a marre de ce monde phallocratique ». Elle ajoute, « ce soir, les hommes aux fourneaux, pendant que nous les femmes on profite ».
Toutes les femmes gloussent de joie.
Je rejoins mon beau-père intérim à la cuisine. Il a remonté les manches de son pull. Sur son bras on peut lire le bout d’un tatouage, en anglais, « born to fu ».
Il commence à me dire, « elle est très jolie ta Suzanne », en se baissant pour prendre la dinde dans le four.
Vous savez, l’une des stratégies utilisée en persuasion est de parler de choses intimes, d’échanger une aventure pour se rapprocher de l’autre. « Quid pro quo », ça s’appelle.
Mais je m’égare. Alors il a pris la dinde dans le four et me dit, « tu sais, les femmes… », il la dépose sur le vitrocérame, « … faut bien leur mettre. C’est important de bien leur mettre ». Ensuite il plante la fourchette à viande dans la grosse poule afin de vérifier la cuisson. Du jus transparent, elle est à point.
Je lui demande, parce que j’ai pas forcément envie de comprendre, « mais de bien mettre quoi ? »
Il sourit.
Arrive le moment du quid pro quo, celui d’échanger nos vécus intimes. Le fameux donnant-donnant.
« Ta mère… tu sais que c’est une sacrée coquine ? » il a la volaille posée devait lui, « on fait de ces trucs », maintenant il mime des coups de reins. Quand je vois le trou de cette pauvre dinde, je peux pas m’empêcher de penser qu’un jour, c’est par là que je suis venu au monde.
Mais c’est après ça que ça devient vraiment bizarre.
Du four, il sort les patates et continue ses explications.
Explications que j’ai sincèrement hésité à écrire, mais au point où on en est… pour adoucir je me suis dit que j’allais utiliser une métaphore.
« Je vais être franc avec toi », me dit-il. Ce qu’il aime le plus en matière de randonnée, c’est le sentier interdit de Sodome. « Ta mère a l’anus d’une fillette de 20 ans », me confie-t-il.
Je lui dis que ces détails anatomiques m’intéressent pas, mais pas du tout, du tout. En plus, on parle pas de ce genre de choses. Il hausse le ton, se fâche presque. Selon lui, la société en fait un peu des caisses aujourd’hui avec cette censure à tout va. Pas parler de ci, pas parler de ça, sous peur de froisser une minorité comme celle des nains noirs obèses ou celle des nonnes bisexuelles frigides. Et pourquoi faut-il censurer le sexe ? « Il n’y a pas de mal à se faire du bien entre adultes consentants, t’es d’accord ? » qu’il me demande.
Pis il ajoute, question de m’achever, « ta mère, je lui enfonce jusqu’aux boules. À chaque fois j’ai l’impression de lui déchirer le périnée à ta mère », rarement j’ai vu telle véhémence, « quand je m’apprête à exploser, je la prends comme ça », il saisit la dinde par les ailes, avec sa farce et son beurre qui suinte par tous les pores, il la soulève carrément avec les deux mains pour la tirer vers sa fermeture éclaire, « et j’envoie tout ce que j’ai dans ta mère et elle, elle hurle comme une truie ».
À ce moment-là, je le jure, j’ai plus envie de manger de dinde pour le restant de mes jours.
Je suis pas non plus certain que le quid pro quo ait fonctionné, parce que j’ai aucun désir d’échanger mon vécu.
On monte les assiettes, avec les légumes dans un coin, les patates dans l’autre, quant au gros pigeon, on va le dépecer au milieu de la table.
Mais juste avant d’aller au salon, il me chuchote, « tu sais comment on termine nos galipettes avec ta mère ? » je fais un petit mouvement des épaules et un hochement de tête, « elle pose son cul sur ma bouche et tout le jus que j’ai déchargé s’échappe, je te garantis qu’il ne sort pas blanc, y’a même parfois des grumeaux qui… », je me mets les mains sur les oreilles, ça suffit là ! Merde, c’est de maman qu’on parle ! Il me donne un coup de coude, « t’es aussi douillet que ça ? »
Quid pro quo terminato.

On sert toute la famille. Maman demande « j’ai entendu que vous faisiez les pipelettes à la cuisine », elle louche à cause du vin, « vous faites un job de femme donc vous vous transformez déjà en femme, c’est ça ? » super Mario me lève le pouce, il a l’air tout content. Moi… Sincèrement, je suis un peu retourné.
On coupe l’oiseau.
Quand on appuie dessus avec le couteau, y’a des bruits de « prfff » et du jus qui sort. C’est du jus de volaille, mais c’est quand même dégueulasse.
Et rien à faire, ça passe pas. J’ai l’impression de manger la fesse de maman.
Cousin machin prend parole, « pas faim pour de la dinde ? C’est bien un problème de fils de bourgeois », qu’il dit en pointant du doigt mon morceau de blanc, « au Briafra on aurait nourri tout un village avec cette part ».

Pendant que les gens mâchent, c’est plutôt calme. Mais une fois le ventre rempli, ça devient le festival de celui qui a entrepris le plus de choses incroyables dans sa vie.
Et vas-y que cousin machin raconte ses expériences de trader à Singapour.
Et vas-y que maman raconte combien super Mario et elle sont des êtres exceptionnels, des personnes jeunes dans leur vieillesse.
Et vas-y que les demi-frères, soeurs et toute la sarabande de consanguins racontent leurs études et leurs fabuleux voyages à travers le monde et au-delà.
Et vas-y que même Suzi s’y met, à raconter combien la vie de top-modèle est une vie difficile, à traquer les calories qui pourraient la transformer en femme lambda.
Sont tous parfaits, font tous chier.
Ils parlent d’eux, mais moi aussi j’existe. Moi aussi on peut me remarquer. Moi aussi j’ai fait quelques trucs cools dans ma vie.
Je me siffle le pinard. Il me rend caisse.
« Rendre caisse », c’est l’expression qu’on utilise en Suisse, qui signifie « se biturer ».
Je précise, parce que je vois déjà arriver cousin machin couillon là, qui va me reprendre, « gnagnagna on dit s’enivrer, gnagnagna ». Me fait chier le cousin bobet, avec son français parfait et sa stalactite de moque. En Suisse, on a aussi un joli vocabulaire.
Alors je me lève, pour aller pisser ma haine. Toute façon, ils s’apercevront même pas que je suis plus à table.
Et je m’enferme dans les chiottes. Ici, l’air à l’odeur de merde, mais il est toujours plus respirable qu’à table.
Plutôt que de me plaindre, je cherche une solution. Si j’existe pas pour les gens, je peux que m’en prendre à moi-même.
J’ouvre la pharmacie.
Ma mère, c’est la « génération chimie ». Cette génération qui soigne tous les bobos à coup de médocs.
Je prends des antihistaminiques, type H1. Les sédatifs du pauvre. Je les couple à des opioïdes. Sont périmés, mais on s’en contrefout.
Douillet, douillet, ils vont voir si je suis douillet.
Comme j’ai pas mangé grand-chose, les médicaments vont passer très vite à travers les parois de l’estomac, pour se faire métaboliser par mon foie chéri. Avec la dose d’alcool que je viens de sucer, j’aurai à peine le temps d’atteindre le salon que je serai déjà au pays des merveilles.
Héhé, je suis pas totalement inculte pour un instable. Et si c’est le prix à payer pour exister dans le coeur des gens, ainsi soit-il.

Quand je sors des toilettes, je titube. Comme prévu.
J’arrive dans la pièce principale, tout le monde rigole, personne a remarqué que j’étais plus là. Comme prévu.
Alors je cherche un endroit stratégique pour faire ma crise, pour attirer l’attention.
Je me mets devant le sapin.
Sans trop forcer, je hurle un peu, « ahh » et je me laisse tomber sur l’arbre.
Ma nuque se fait littéralement cribler de fausses épines, c’est presque agréable.
Les boules de Noël s’effritent sous mon poids. Elles viennent me percer le pantalon pour me rentrer dans le cul. C’est une sensation surréelle de sentir son corps se faire perforer de partout et pas ressentir la douleur, j’adore ça.
Je suis allongé par terre, y’a tous ces gens autour de moi que je vois d’en bas, ils sont paniqués, ils crient, me demandent si ça va. Y’a maman, Mario, Suzi et…

Quand je me réveille, je suis à l’hôpital.
Autour de moi, y’a de nouveau tout le monde. Tous là, rien que pour moi. Ils me touchent le pied et me caressent le mollet en souriant, avec un peu de compassion et de pitié dans le regard.
C’est tellement bon de se sentir aimé.
Ils ont même posé les cadeaux dans mon lit.
Cousin machin me dit, « profite mon p’tit, on a pas tous le luxe de dormir à l’hôtel le soir du réveillon » et maman me sert dans ses bras en pleurant, « tu nous as fait si peur », qu’elle me dit.
C’est de loin le plus beau Noël de ma vie, même si j’ai le cul en tartare.

Quelques jours plus tard, Suzi me largue. Elle m’a dit, « je ne peux pas vivre avec un dépressif, j’ai besoin de quelqu’un de moins fou que moi ».
Je peux la comprendre, on cherche tous un partenaire de vie moins fou que soi, pour nous accompagner, et nous épauler, et nous soutenir, et nous amuser, et nous motiver, et nous valoriser, et nous dire que tout ira bien.
Moi je suis rien de tout ça.

Cette année j’amènerai aucune femme à la maison.
En fait, je me pointerai même pas à la maison.
J’ai pris un billet d’avion pour partir dans un pays où je connais personne.
Je serai inatteignable et en manches courtes.
Ce que je m’apprête à réaliser là, c’est un rêve de très longue date.

Joyeux Noël les amis.