Le monde merveilleux de Sociovore : Rêve sur démesure

Rêve sur démesure

À en croire certains historiens, l’être humain serait un animal social, qui aurait survécu à l’évolution grâce à son comportement grégaire. C’est suite à la lecture de cette étude qu’un jour, quelqu’un décide d’organiser un repas de classe.

D’année en année, on remarque les changements : certains se sont acheté une montre qui affiche l’heure et le statut social. Si on les complimente sur le bijou, ils rétorquent « il faut montrer à ces fainéants d’employés ce qu’ils peuvent obtenir en travaillant dur ».
D’autres ont pris du lard, par-ci, par-là, surtout au ventre et au visage. Ceux-là en général nous exhibent les photos de leurs couillons de gamins, souvent à la piscine, ainsi que de leur femme, elle aussi à la piscine. Eux, lorsqu’on leur demande s’ils attendent un douzième mouflet, ils nient, « quand t’es marié, tu commences à vraiment te faire plaisir au niveau d’la bouffe », disent-ils, « parce que t’as plus b’soin de plaire à personne », avant de hurler au milieu du restaurant, le verre suintant de bière, « Etttttttt Sannnnntéééééé ».
Finalement, il y a les gars comme Gus, qui ne sont pas encore sortis des études et qui n’en sortiront probablement jamais.

Gus m’explique qu’il fait une recherche financée par le gouvernement. « Tu mets un casque… », il tire la langue, « et on te fait rêver comme un comateux, haha ». Quand il parle, il ouvre ses yeux tellement grands qu’on croit à chaque fois qu’il est choqué par sa propre éloquence. Il prononce des mots comme EEG et MEG. Un casque qui permet d’envoyer le sujet dans un état de transe. Des rêves repris, modifiés. Modifiés pour enlever les regrets, pour guérir les traumatismes refoulés, pour rendre enfin la société pure et parfaite, « tout le monde veut corriger ses problèmes », dit-il, « et s’ils en ont pas, on peut en créer, haha ».
Chaque femme peut répondre violemment à ces gros lourdauds qui leur disent « salut minette », lorsqu’elles rentrent du boulot fatiguées et transpirantes de toutes les raies.
Chaque adulte peut couper le pénis de son père qui a abusé de lui enfant, pour le donner au chat du voisin.
Chaque maman peut faire de son fils, le fils idéal qui l’aimera pour la vie et qui n’aimera jamais une autre greluche que sa maman chérie d’amour.
Du pur œdipe sous stéroïde.

« Chacun y gagne à gonfler son propre ego, haha » dit Gus. Il raconte qu’une fois dans son laboratoire, un grand-père juif a affamé un Allemand, « pour voir l’effet que ça faisait, haha ».
Gus ne s’est jamais marié, n’a jamais ressenti le besoin de se mettre en couple. Et c’est pour ça que Gus porte un T-shirt troué et des cheveux assez gras pour faire la vinaigrette. Parce qu’avec une simulation par jour, il n’a plus besoin du regard des autres dans la vraie vie. Il n’a plus besoin d’être la victime de ses émotions ou la pute de la société. Tout ce qu’il réprime ou ce qui l’enchante, il peut le laisser s’exprimer. Sexe. Drogue. Rage.
À la fin du repas, l’argent lui manque. C’est le problème des éternels étudiants, ils sont aussi éternellement pauvres. Je mets la différence, car au moins, c’est le seul qui avait des histoires intéressantes à raconter. Les autres parlaient financement, rentabilité, assurances et autres sujets rébarbatifs que les personnes avec un travail se sentent obligées d’aborder, pour cacher le fait que leur existence est tout aussi chiante que leurs propos. Gus me remercie, « viens tester le casque un jour, haha », il me tend son bristol, sur lequel on peut lire :

« Gus Cherchetou : pour que votre rêve devienne votre vie »

Ceux avec la montre de luxe sont déjà partis. Demain ils doivent se lever tôt, car les gens qui en veulent dans la vie se lèvent tôt, ont-ils dit. Au moment de partir, ils me font part d’une fantaisie soudaine, un grain de folie qui va retourner leur routine si bien rodée : ils vont emprunter un autre chemin pour rentrer chez eux. Tandis que les lardons, « tu veux pas t’prendre une petite brune avec nous ? » avant de rajouter, « ou p’têt une blonde, comme la femme d’Antoine, hein ? » mais je les laisse à leur gynécomastie grandissante, stimulée à coup de houblon et de castration matrimoniale.
Bonne soirée.

Il y a plein de souvenirs que j’aimerais altérer dans ma vie. Toutes les fois que j’ai merdé avec des nanas, mes entretiens d’embauche foireux. Tout rejouer, mieux faire, réussir.
Quelques jours passent et je le recontacte, ce Gus.

« Bienvenue dans le temple, haha » me dit-il lorsqu’il ouvre la porte. Le temple, car ici les ordinateurs ont remplacé les statues et l’odeur d’électronique grillée a remplacé celle de l’encens. Il prend un casque qui traine sur un clavier, me le pose sur la tête. Plein de diodes et de trucs un peu ronds appuient sur mon crâne. Il m’explique qu’il y a plusieurs types d’ondes : les alphas, les bêtas, les omégas… et surtout les thêtas. Quand on pense à un souvenir et qu’on passe en état méditatif, les ondes thêtas sont émises par notre encéphale. Le bidule va les amplifier via un système d’antennes, pour que le cerveau entre en résonance. À partir de là, tous les sens sont stimulés, le rêve devient plus réel que la réalité.
« Songe à un truc maintenant, haha », il clique n’importe comment sur son ordinateur, « ne pense pas à te suicider, haha ».
Un Bzzz s’échappe du casque, preuve qu’il fonctionne.
Valentina. Valentina, c’est la première idée qui me vient. Parce que l’autre jour elle m’a dit, « mais tu es un ami pour moi, nous ne pouvons malencontreusement pas forniquer ensemble ». Je ne suis plus certain de ses mots, mais c’est en substance ce que j’ai retenu.
La voilà à nouveau devant moi dans ce restaurant, me dégueulant cette chaste phrase, avec ce malencontreusement qui pique l’oreille.
Le bidule fait Bzzz.
Je lui dis de bien reconsidérer ma proposition, étant donné que je suis quelqu’un d’extrêmement bien membré. Elle, « si t’es bien membré, alors d’accord ». Le serveur, en amenant l’addition, amène aussi un petit primate avec des yeux énormes, elle crie « oh un tarsier, il est trop chou », le met sur ses épaules. Cet animal n’est pas chou du tout, il a les yeux plus gros que le ventre et on dirait qu’il s’est rongé les paupières. Mais je souris comme un crétin pour ne pas la contrarier.
Le singe me regarde et me parle, « tout se passe bien jusqu’à présent, haha ? » je lui réponds que oui. Il a la même voix que Gus. Au moment de régler nos deux eaux pétillantes, je fais signe au serveur qu’il peut garder la monnaie. Elle me dit « mais tu es tellement généreux », je lui rétorque que c’est normal, car le personnel de service ne gagne pas très bien sa vie. Puis elle me prend la main, vient se blottir contre mon oreille, « t’as prévu de me faire quoi avec ce membre ? » je ne sais pas encore, mais si elle continue à me poser de pareilles questions, on n’aura pas le temps d’arriver à la maison. Elle rigole. J’aime quand Valentina rigole lorsque je parle.

Quand on arrive chez moi, je la plaque contre la paroi de l’ascenseur, le petit singe sur ses épaules tire la langue.
Bzzz, Bzzz, sur le crâne ça chauffe.
Elle m’embrasse, met la langue. Elle laisse échapper un soupir, « hin ». Sa main descend au niveau de mon sexe, qui est déjà dur comme une corne de taureau espagnol.
Bzzz, Bzzz.
Quand la porte du monte-charge s’ouvre, je la soulève, elle enroule ses jambes autour de ma taille, ses pieds derrière mes fesses. Je la colle contre la porte d’entrée, je fais des mouvements de va-et-vient avec mon bassin. Elle glisse ses doigts dans mes cheveux et me dit « prends-moi ». D’une main j’ouvre la porte, lui enlève son pull. Le macaque tombe au sol, nous observe avec ses yeux d’écervelé. Je décroche son soutien-gorge en un seul coup de phalange. Elle me sourit, lève les sourcils pour me dire « pas mal ». Puis se met à genoux, me déboutonne le jean, me touche et me dit, les yeux crépitant de frénésie, « elle est vraiment énorme ». Elle la prend entre les mains, en haut, en bas. « Mhhh », dit-elle.
Ce Gus est un génie. Avec ces ondes têtards il vient de révolutionner le porno.
Avec ce bidule, chaque homme peut avoir la fellation de sa vie, l’expérience Satori ultime qui va faire jaillir du karma dans sa culotte.
Avec ce bidule, plus aucune femme ne se fera agresser, plus aucune ne se fera draguer. Les hommes n’auront même plus envie de les regarder.
Avec ce bidule, on va sauver l’humanité en diminuant le taux de natalité.
Elle décide de découvrir ce que cache mon boxer. Lorsqu’elle le descend, ma trompe fait catapulte. « J’adore faire ça », rigole-t-elle, « mais la tienne est vraiment mieux que toutes celles que j’ai pu voir dans ma vie ». Je crois que je tombe amoureux de Valentina. « Avec toi tout est tellement, mais tellement incroyable » me dit-elle. Avec sa bouche, elle vient happer une de mes boules, la lèche, la tiraille en mordillant.
Bzzz, Bzzz.
« Stop maintenant, haha », gueule le macaque. Le rêve s’estompe et disparaît. « Ce n’est pas un laboratoire libidineux ici, haha », me dit Gus. Il le sait parce que mon pantalon est complètement serré et qu’apparemment, j’étais en train de grimacer et de gémir.
« C’est tout pour aujourd’hui » dit-il, il ne faut pas abuser de la fausse réalité. Car certaines fois, il arrive que les gens ne soient plus capables de distinguer le rêve de la réalité, « c’est ce qu’il s’est passé avec le massacre de Colombine, haha ».
Au moment de partir, je lui demande si je peux emporter le gadget. « Non, il est encore en phase de test, haha », mais les geeks à la Gus ont un point faible : il suffit de leur proposer de faire le travail à leur place, écrire un compte-rendu détaillé. Il finit par accepter et me donne un casque, qui porte un potentiomètre sur le devant. « Tu verras, les rêves dans lesquels tout va dans la direction que tu décides, vont t’ennuyer, haha ». Il m’explique que la roulette sert à ajouter du challenge dans les rêves, car c’est l’inconnu, l’impromptu, l’imprévisible qui rend les gens heureux. « Avoir l’impression d’accomplir une tâche compliquée, c’est la clef du bonheur, haha ».
Je le quitte.

En rentrant à la maison, je prends l’ascenseur dans lequel il y a quelques minutes j’embrassais Valentina. J’ouvre la porte sur laquelle je l’avais plaquée. Je cours dans la chambre, allume l’ordinateur, enfile le casque. Je m’étais arrêté au moment où mon énorme sexe s’était dressé et elle m’avait pris un testicule dans la bouche.
J’y repense.
Bzzz, Bzzz.
Elle est à genoux devant moi, mais ça ne me fait plus rien. C’est tout ce qu’il y avait avant qui comptait, la montée en tension, les paroles, les regards, tout ça. Elle me demande, « mais tu n’as plus envie de moi ? »
Eh non.
Me voilà la boule molle dans sa bouche et ma queue flétrie sur son visage. Une limace. C’est ça ce dont Gus me parlait : trop de facilité tue l’intérêt. Je décide de tourner le potentiomètre au maximum, pour augmenter la difficulté, pour augmenter ma libido.
Je repense. Valentina, sa bouche, ma boule.
Bzzz, Bzzz, le casque gazouille, la lumière dans l’appartement diminue. Le mode réalité difficile réclame plus d’énergie.
« C’est tout l’effet que ça te fait ? », elle me demande. Je lui réponds que je ne comprends pas et je lui mets une perruque rouge. J’ai un faible ces derniers temps pour les rousses, les redheads comme ils les appellent sur les sites que je fréquente. Elle l’arrache, « je ne te conviens pas comme je suis ? » la jette au sol. Je lui dis qu’elle est parfaite comme elle est, mais qu’il s’agit uniquement d’un fantasme… « Crois-tu être le seul à avoir des fantasmes ? » demande-t-elle, toujours à genoux, avant de lancer, « sale égoïste ».
Je me concentre un peu plus, pour corriger l’irréalité, pour que tout se redresse. TOUT. Je m’orne même d’une montre au poignet. En or, pour lui montrer que je suis quelqu’un d’important. Et des muscles pour lui faire plaisir.
Mais plus un commentaire, plus un compliment. On dirait qu’elle s’en fout de tous ces efforts que je fais pour elle.
« Crois-tu franchement que branloter une tocante va me faire tomber amoureuse de toi ? » au moins les muscles sont à son goût, avoue-t-elle. Puis me demande, « qu’attends-tu de moi, en fait ? »
Je lui réponds que je veux qu’elle m’admire, qu’elle ait envie de moi, qu’elle rigole à mes gags, qu’elle me promette de me donner tout le sexe dont j’ai envie et qu’elle accepte les diverses femmes que je pourrais éventuellement côtoyer dans le futur. Et que jamais elle ne se barre avec un autre.
Moi, moi, moi, moi, moi, moi, moi, je veux tout ça.
Parce que tout homme veut quelqu’un qui l’admire,
parce que tout homme veut la même chose,
parce que tout ça n’est qu’un rêve, alors pourquoi ne pas rêver.

Elle comprend. Elle va faire des efforts me dit-elle. Sans un mot elle me regarde, caresse mon aubergine qui se remet à gonfler. Puis descend mon pantalon resté à mi-genoux, en prenant soin de mes jambes qu’elle cajole. Ses mains me réconfortent et me rassurent. Elle m’enlève chaque canon en me disant « tends-moi cette petite jambe », puis les chaussettes, « et le pied-pied maintenant ». Elle se lève et fait de même avec mon T-shirt, « lève les bras jeune homme ». Elle embrasse chacun de mes tétons. J’aime sentir sa bouche contre moi. Je suis nu devant elle. Et sans comprendre pourquoi, elle se retrouve nue elle aussi, dos à moi, recourbée les mains contre le mur. Me dit « prends-moi en levrette, j’adore ça ». Je m’approche d’elle, elle est humide, comme si ce que je lui avais dit tout à l’heure l’avait fait changer d’avis sur les hommes.
Alors je la pénètre, m’agrippant à ses hanches.
La connexion est si forte, nos corps sont tellement liés que c’est comme si je la connaissais intimement depuis toujours. Elle me dit « sers-moi le cou », ma main suit son ordre et son ensellure pour finir sur sa gorge. Je l’étrangle, car les femmes aiment la strangulation quand elle est bien faite. Je le sais, je l’ai lu. Elle gémit, moins fort que dans un porno, je trouve qu’ils en font un peu trop dans ces films.
Bzzz, Bzzz, la lumière scintille.
« Donne-moi tout ce que t’as », me dit-elle. Mais quelque chose dans sa voix me bloque. « Continue mon chéri », dit-elle, « j’ai l’impression que ça peut venir ». Parfois on le ressent, quand quelque chose ne va pas. On n’arrive pas à l’expliquer, mais on sait simplement qu’il ne faut pas continuer ce que l’on est en train de faire. Une sorte de sixième sens. Alors j’enlève ma main et je me retire.
Elle se retourne.
Sur ce visage, je découvre cette petite moustache de Frida Kahlo que je connais depuis tant d’années, qui m’a bercé et vu grandir, « Maman ? »
« Viens faire un gros câlin à ta mère » me répond-elle en mettant ses mains sur les fesses pour écarter davantage sa vulve poilue.
Une douleur me prend dans le thorax, le goût du vomi monte dans ma bouche.
J’arrache le casque, j’arrache la prise, la lumière se stabilise. La moitié de mes cheveux ont brûlé, mon cœur tape dans les tempes. Je me regarde dans le miroir, j’ai le teint blafard d’un gars qui s’apprêtait à devenir papa et frangin à la fois.
Dieu merci de ne pas avoir pensé à un plan à trois.

Dans le rapport promis à Gus, je ne raconterai certainement pas ce rêve équivoque. J’inventerai une histoire d’entretien à succès ou de phobie corrigée. De toute manière, il me dira surement quelque chose du genre « t’en as profité pour tripoter un prêtre, haha ? » en me regardant avec ses yeux de poisson frit.
Mais dans toute cette aventure, quelque chose me tracasse. Ma mère vient de m’appeler. Elle m’a dit « salut mon petit chéri, je ne comprends pas », elle tousse, « depuis ce matin, j’ai tellement mal au niveau de la gorge ».

Image - Frida Kahlo