La folie est bien plus répandue que ce que l'on pense.

Sur l'asphalte, les poils

Thème Fleur de babiole
Groupe d’écriture Les dissidents de la pleine lune.
Caractères 3080 / 3000

Elle saisit le vase, « Toi ma fleur, dis-moi, qui est la plus belle ? » la renifle à plein naseau. Elle la caresse du dos de la main, puis la sort de son pot en plastique. Elle la fixe attentivement, avec un bout d’adhésif sur sa poitrine, « regarde ma fleur, comme des nénés te vont si bien », dit-elle les trayons saillants de bonheur.
Avant de s’en aller prendre un bol d’air de ville.
Certaines personnes la scrutent, car c’est probablement la première fois qu’elles voient une si belle plante. Elle chuchote : « Tu vois : toi dans ma main, personne ne dit rien. Mais toi entre mes seins, et le monde nous regarde comme des vauriens ».
Elle entre dans un bus altruiste. Les gens parlent bas, disent des mots de la bouche à l’oreille, pour ne pas qu’elle entende. « N’avez-vous donc jamais vu quelqu’un qui a une fleur sur le cœur ? » dit-elle en ne murmurant pas, avant d’appuyer sur le bouton d’arrêt, le chatouillant des deux mains.
Et sort.
Elle se tient devant la porte qui ne peut se refermer.
Elle arrache fleurette de sa poitrine, « as-tu donc décidé de me recouvrir d’opprobre, sale fleur ? » le bout de scotch s’envole dans ses cheveux. Elle plaque le nez contre le pistil, « tu crois que je vais me laisser manipuler de la sorte ? » elle la jette au sol, pose son pied sur elle, « tu fais moins la maligne maintenant », elle tournicote en levant l’autre jambe pour donner de la grâce à son déboulé. Lorsqu’elle retire le pied, il reste une tache humide et quelques morceaux de pétale effilochés.
« Qui t’a fait ça ? », elle ramasse les bouts de plante émiettés. Elle hurle au milieu du trottoir, « Non ! Mais pourquoi ? », court en direction du passage piéton, qu’elle commence à traverser. Après quelques demi-pas, elle s’écroule sur les genoux. Devant tant d’injustice, les résidus floraux s’échappent de sa main, mettant un peu de vert sur ces bandes si jaunes. Le bus altruiste s’arrête devant elle.
Pour qu’elle se relève. Pour qu’elle traverse.
Elle se relève, mais ne traverse pas.
Elle s’approche du bus, regarde le conducteur moustachu, se couche sous les roues du véhicule. « Allez-y, vous n’aurez qu’à penser que je suis un caillou », crie-t-elle, « personne ne vous en voudra d’écraser un cœur de pierre ». Se penchant à la fenêtre, il émoustille sa moustache, « madame, depuis mon calcul rénal, j’évite à tout prix les cailloux ». Cependant, face à sa rhétorique implacable, la femme ne tangue pas d’un iota. C’est alors qu’un enfant à peine plus grand qu’un bouquet d’amorphiphallus écrasé, descend du bus : « Faut pas être triste, je vous ai fait un dessin », dit-il en lui tendant un papier chiffonné. Dessus, un champ de fleurs béqueté par des moutons, ainsi que des crottes de nez qui ont servi à créer les yeux des animaux. « Des fleurs », dit-elle. Elle se relève et sourit pour montrer ses canines. Le scotch ayant collé sur le macadam, quelques cheveux s’arrachent de sa citrouille. On dirait un carré de foin séché. « Merci », jubile-t-elle. Elle lui tend la main, « viens avec moi ma fleur, je vais te montrer où j’habite », le garçon l’agrippe.
Le bus altruiste peut enfin repartir.