Entrer dans une secte, ça vous tente ?

Petite nature, grosse folie

Alors qu’elle a visité la totalité d’Internet, elle rejoint un site permettant de rencontrer des gens presque comme elle.
Une activité : promenade dans les bois.
Un titre : proche de la nature.
Un concept : comme un camp de scouts, pour adultes consentants.
Être un wapiti à foulard, elle en a toujours rêvé, mais ses parents le lui interdisaient, petite. « C’est une activité qui endoctrine la jeunesse, inculquant des valeurs de gauchos », disait son père, après une journée de labeur, la cuillère de hachis parmentier à la bouche. Mais cet après-midi, papa n’est pas dans le coin. C’est d’ailleurs ce qu’elle dit à Grisou, sa queue frétillante d’intérêt, « Cet après-midi, je vais me promener dans les bois, mais sans toi ».

Dernière arrivée, le groupe discute. « Bienvenue », dit l’une. Et une autre. Et un autre. Même le chef vient la saluer, « Salut, je suis le chef ». Un svelte, frisé, des ficelles autour du cou, prêt à professer les instructions à ses disciples de la nature. Car comme tout le monde le sait, sans ordre, l’être humain est perdu. « Le but de cette rencontre est de se sentir en symbiose totale avec la brindille, la racine, l'humus et les déjections de nos amis de la forêt ». Et pour être en symbiose avec cette nature ordinaire, il leur demande d’enlever chaussures, chaussettes et sparadraps. Ou n’importe quel autre élément qui pourrait entraver le contact avec notre mère à tous, la Terre.
Click pieds. #jolispieds.

À chaque pas, le groupe explore le bois, où cailloux et racines d’arbuste caressent les différentes zones du pied. Le chef, « L’acupression, c’est le cadeau de la nature. Détendez-vous et laissez-vous bercer par ces pressions ». Il n’est pas rare qu’une flatulence s’enfuie d’un rectum, lorsque la zone spécifique de la voûte plantaire est stimulée. « Bravo, ne retenez pas vos gaz ou vos liquides, ce sont des choses naturelles devant sortir, que la société réprimande », dit-il, car ici, tout le monde est libre. Personne ne jugera si l’on prend un arbre dans ses bras ou si l’on fait l’amour à une fourmilière.
« Hey », crie la femme derrière Boubou, « tyou ne trouves pas qu’il a un beau kyu le chef ? », un kyu ? demande Boubou. « Oh don’t fuck with me, je sais que j’ai un shitty accent quand je parle le français. Le kyu, the ass, le fesse, you know ». Les deux femmes rigolent. Elle, c’est Sofia. Quand elle parle, sa voix monte et descend, ses anglaises dansent le twerk, ses faux cils font des flaps. « It’s not Sofia, comme la Français la pronounce, it’s Sofi-a ». Mettre l’accent tonique sur le « i », c’est important.
Click photo. #GotANewFriend.

À la tombée de la nuit, alors que le groupe se sépare, Boubou invite Sofi-a, pour partager un repas. Sur le chemin, ça rigole, ça gazouille, ça piaille fort, « Il y a beaucoup de bums vers chez toi ». Ce qu’elle veut dire, c’est qu’il y a beaucoup de sans abris dormant sous les journaux, proches du domicile de Boubou. « Il y a un mot que vous utilisez, like codo, quelque chose comme ça, you know ». Il s’agit du mot clodo, lui répond Boubou. C’est alors que ses faux cils s’immobilisent, « celui-là sans les jambes, looks very awful, you know ». Elle sort une pièce, qu’elle pose dans le gobelet en carton. L’homme ne réagit pas. « Tu peux au moins dire merci, you jerk », lui dit-elle. Il continue à regarder ce qui lui reste de jambes, sans même prononcer l’ombre d’un mot. Elle explique qu’aux États-Unis d’Amérique, les codos qui ne sont pas souriants et joyeux, n’ont aucune chance d’avoir un sou. « Il faut faire un minimum d’effort pour gagner sa vie », affirme-t-elle avant de rajouter que toute cette négativité l’énerve beaucoup, mais elle se force à penser positif, peu importe ce qu’elle voit. Car il faut la fuir, cette négativité.

Quand les femmes ouvrent la porte, Grisou vient les saluer. « Oh, he is so cuuuuuuuute ».
Click Photo. #cutedog.
Elles discutent des premiers pas dans un pays francophone, des différences culturelles, gastronomiques, jusqu’au moment de
Click. Message reçu. #loveyourdog.
parler des raisons qui les ont poussées à s’inscrire à « Proche de la Nature ». Boubou cherchait une occupation : lorsqu’elle s’ennuie, elle réfléchit au sens de sa vie, et ça, elle déteste par-dessus tout, lui confie-t-elle. Tandis que Sofi-a, « Piour moi, c’était piour rencontrer des gens sympathetic ».
Grisou vient câliner sa jambe. Il se met debout.
Elle dit que la nature lui amène beaucoup, lui permet de se reconnecter avec elle-même et trouver le bonheur transi au quotidien, afin de devenir la meilleure version d’elle-même, « The best version of myself, you know », dit-elle.
Grisou agrippe la jambe de l’invitée.
Basically, elle dit que quand on veut, on peut : si le codo est codo, c’est parce qu’il ne veut pas sortir de sa misère. Mais peu de gens sont prêts à faire les sacrifices nécessaires pour devenir la meilleure version d’eux-mêmes, déclare-t-elle. C’est alors que Grisou se met à bouger son arrière-train, en des mouvements de va-et-vient.
« You know, je suis quelqu’un de vraiment sensible et ça m’a fait prendre conscience que la nature, c’est really important, mais really, you know ». Les animals n’ont pas le droit de souffrir, et ça, elle l’a compris un jour où des orties irritèrent ses mollets. « Tout le monde à le droit à le bonheur, you know, même les animals, ils sont tristes ’cause des êtres humains, you know ». Au moment de prononcer ces mots, Grisou grogne, la queue en forme de J, la jambe au bout de la queue.
Elle explique que l’être humain s’est toujours comporté en tyran envers ses semblables, mais surtout envers les animals. Elle parle d’abattoirs abominés, de cochons confinés, de poussins piétinés, de lapins laminés.

C’est comme ça que les femmes, partageant un même amour pour la nature et les animaux, se rapprochèrent.

Mais « Proche de la Nature » n’est pas un séminaire comme n’importe quel autre séminaire.
Ce n’est pas un séminaire où l’on écoute passivement un illuminé prêcher devant une classe.
Ce n’est pas un séminaire où l’on va pour combler sa misérable petite existence dépourvue de sens.
Ici, chacun devient acteur de sa propre vie, chacun devient une partie de la nature, chacun devient un animal sauvage et indomptable.
Ici, on n’est pas l’étiquette que la société nous a collée.
Ici il n’y a plus de pauvre banquier, plus de PDG opprimé, plus d’employé exploité.
C’est le discours qu’elles se font ce jour-là, avant que le chef leur demande de s’asseoir en cercle, dans un endroit qui pourrait être une clairière.
Click photo. #Meditationenpleinenature.

« Concentrez-vous sur votre respiration, ressentez l’air qui entre et qui sort de vos poumons ». Certains décident d’enlever leur T-shirt pour ressentir l’impact de la brise sur la peau. « Imaginez un monde dans lequel vous vivez en harmonie avec les éléments vous entourant ». Le mouton vit en harmonie avec le loup, le lion avec la gazelle, la femme avec l’homme. Certains soupirent fort.
« Traitez les animaux, les fougères, les champignons, comme l’équivalent de l’homme. Tous, nous sommes tous des enfants de cette planète, tous partageons cette même planète et tous consommons les produits de cette planète », dit-il.
« Oh oui », dit une femme dans le groupe. « YEAHHHH », rajoute Sofi-a. « Sentez les vibrations qui font trembler votre cage thoracique, libérant votre esprit du carcan de la vie quotidienne, laissez le bonheur vous envahir », reprend le chef.
« That’s so good », dit l’anglophone, « This is SOOOOOO goooood ».
Et maintenant, ensemble, « Ommmmmm ». Et tout le monde, « Ommmmmm ». « Ommmmmm », c’est le son que font les bouddhistes pour atteindre le Nirvana sans avoir besoin de se toucher. Jusqu’à ce que quelqu’un sorte « La nature, c’est nous », et quelqu’un d’autre, « Oui, c’est vrai, la nature c’est nous ».
« La nature c’est nous ».
Le « Ommmm » vient d’être remplacé par « La nature c’est nous », résonnant au milieu des bois. Tous la bouche ouverte, les yeux fermés.
« La nature c’est nous ». Certains bougent leur corps, toupinent. De la tête au buste.
« La nature c’est nous », eux à l’intérieur de la nature, la nature à l’intérieur d’eux. Le temps et l’espace n’ont plus de sens, ils pourraient être au moyen-âge, comme au Moyen-Orient.
« La nature, c’est nous ». Plus rien ne les arrête. Plus rien si ce n’est la pluie qui les sort de leur état modifié de conscience.
« That was sooooo amazing », commente Sooooo-fia. Le groupe a les yeux rouges, preuve qu’ils ont exploré les abysses de leur subconscient. « I’m totally horny now », recommente-t-elle. « You know, les animals ne sont pas nos esclaves. Il faut relâcher les animals ». Tout ça, elle vient de le comprendre, pendant la séance de méditation profonde. Avoir un animal de compagnie, c’est de l’esclavage. Aucun humain ne devrait donner des ordres à un chien, un chat, un hamster nain : c’est encore une fois la volonté de l’homme, de vouloir se sentir supérieur par rapport à un être inférieur. « Dans une entreprise, you are payé pour recevoir des ordres. Mais ton chien, il a même pas du argent quand tyu lui ordonnes de se coucher, you know ». Tous hochent la tête, pour dire « oui, je suis d’accord avec toi ». Car comme tout le monde le sait, réduire les inégalités en gardant son confort de vie, c’est ce à quoi chaque humain aspire.
Click photo. #redeyesaftermeditation.

Au moment de se séparer, un boum retentit de sous les bois. « On aurait dit un coup de fusil », le troupeau s’ameute en direction de la déflagration. « Oh mon Dieu », disent les premiers arrivés. « Oh », disent les autres. Quand Boubou découvre la scène, « Non, mais pourquoi » ? « STOP, PLEASE », dit Sofi-a, « on a pas le droit de faire ça ». Les larmes coulent. Le maquillage aussi. Un chasseur vient de tirer sur une bichette, sans vraiment la tuer. Il lui tranche la gorge, pour abréger ses souffrances et économiser une cartouche.
C’est alors que Boubou saute sur l’homme, pour essayer de réparer l’injustice ou au moins tenter de ressusciter l’animal. Elle pousse l’homme à terre, saisit son couteau, le lève. Elle le regarde, le couteau au-dessus de sa tête, prête à lui infliger le même sort qu’à l’animal. C’est alors que la lucidité la reprend, elle repose le couteau à son flanc.
« La nature, c’est nous », crie quelqu’un, « il faut lui faire payer », crie une autre.
« La nature, c’est nous ». Sa main qui avait relâché l’arme, vient de la ressaisir.
« La nature, c’est nous ». Elle la lève au ciel.
« La nature, c’est nous ». Click photos. #beautifullife.
« La nature, c’est nous ». Une rachitique accroupie appuie sur la plante de ses pieds : elle cherche son point G.
« La nature, c’est nous ». Elle pense au codo qui lui dit « vas-y » en gesticulant ses moignons. Elle pense à tous ses likes qu’elle va avoir, tous ces gens qui vont l’admirer. Pour une fois dans sa vie, elle aura fait un geste pour la société. Quelque chose de bon.
« La nature, c’est nous ». L’Américaine aux anglaises sert les poings et lui dit « You can do it, come on ».
« La nature, c’est nous ». La lame descend pour se planter dans son cou, tranchant carotide, pomme d’Adam et quelques feuilles sèches. On dit que pour qu’un coup de couteau soit létal, il faut le tourner une fois que la chaire a accueilli la lame. Elle le fait.
Silence.
Elle s’écroule à côté du tueur tué, à bout de souffle, dans une marée de sang d’homme et de bichette.
« Nous sommes tous fiers de toi, you know », dit Sofi-a.
Boubou, le sourire aux lèvres, « Je suis si heureuse de vous avoir connus ».

C’est plus ou moins l’histoire qu’elle nous raconte quand on va la visiter, ma sœur Boubou. Si le groupe proche de la Nature existe bel et bien, il n’y a jamais eu de Sofi-a et aucun corps n’a jamais été retrouvé. Bien qu’un chasseur ait récemment disparu. Ses hallucinations sont apparues suite à une marche. Selon les médecins, il s'agirait d'une surexposition à des toxines de plante. Ses pieds sont encore boursouflés. Et Grisou, elle l’a libéré un jour de conviction profonde. C'est au bord d'une route qu'on l'a découvert, le bassin explosé. Mort de ses blessures. Coup de Grisou.
On pourra dire ce que l’on veut, mais ces réseaux sociaux sauvent des vies : c’est lorsqu’on a plus vu Boubou se connecter à intervalles réguliers, qu’on a commencé à s’inquiéter, ses amis et moi. Les pompiers durent intervenir, en défonçant sa porte. Elle gisait à même le sol, marmonnant sur le tapis du salon « la nature c’est nous », le filet de bave mousseux et dégoulinant.

Ici, elle est entre de bonnes mains. Je crois. Du moins ils font en sorte de la maintenir en vie.
Il est temps pour moi de la quitter. Je reviendrai la voir peut-être dans quelques mois, pour qu’elle me raconte la même histoire. De toute manière, je ne suis pas certain qu'elle se souvienne de mes visite et ça me fait de la peine. Comme tout le monde le sait, il faut éviter les expériences négatives. Alors à quoi bon perdre mon temps avec ce légume ?